Auguste, Louis XIV, Lénine, Churchill : des noms qui, parmi tant d’autres, sont des étiquettes que l’on pose sur des époques ou des doctrines politiques bien différentes ; pour autant, au moins un point commun les relie entre eux : ils appartiennent à des grands hommes politiques. Cependant, en cherchant dans le monde contemporain, on peine à en trouver de semblables (concernant Barack Obama, l’Histoire décidera s’il en est un ou non ; pour Vladimir Poutine, nous y reviendrons plus bas). Avant toute chose, il convient de définir ce que peut être un grand homme. Si ses actes prennent sens de son vivant, il se définit aussi au moment et après sa mort, au sens où un grand homme est un grand mort, c'est-à-dire qu'il assurera une certaine permanence au groupe auquel il appartient : il est immortel. L’autre aspect du grand homme est qu’il comprend mieux que quiconque la culture à laquelle il appartient. Condamné par le groupe, il n'évite jamais les sanctions de celui-ci ; il accepte la sentence de ceux qui le condamnent. On pourrait dire que la ciguë a fait Socrate, et que Ponce Pilate a fait Jésus. Donc, d'une part, le grand homme est celui qui persuade le groupe qu'il est un grand homme et surtout qu'il fera un grand mort, qu'il lui donnera une sorte de continuité, et, d'autre part, c'est celui qui le confronte mais l'accepte, ce n'est pas quelqu'un qui se dérobe à la loi du groupe. Enfin, celui qui devient grand homme est caractérisé intrinsèquement par l’hubris, cette démesure propre aux héros et dieux grecs, au sens où « la gloire est le soleil des morts » (Balzac). Ainsi la mort des grands hommes n’est-elle que l’allégorie de leur raréfaction, à plus forte raison de celle des grands hommes politiques : De Gaulle, Churchill, Mao, Lénine... Si certains d’entre eux sont controversés, on ne peut nier leur appartenance à la catégorie des grands hommes politiques si l’on s’en tient à la définition précédente. Leur disparition ou raréfaction est corrélative à celle du charisme en politique. Laissons place, ici, à ces extraits révélateurs de L’Empire Gréco-Romain de Paul Veyne : « Ce qui ressort du livre de Zanker [Augustus und die Macht der Bilder] est un tertium quid : ni propagande, ni faste, mais charisme. [...] Auguste a été l'objet d'une exaltation sui generis, celle que vouent au chef d'une croisade ceux qui suivent son entreprise avec enthousiasme, celle que désigne le mot “charisme“, si souvent employé à tort. Un chef charismatique doit éviter de déployer trop de faste [...]. Auguste n'en déployait guère ; son vêtement était aussi modeste que son logis. ll mit de l'éclat non sur sa personne ni sur sa couronne, mais sur sa mission et sur sa dynastie. [...] Ainsi s'est mis en place ce qui restera l'originalité unique (bien plus que la « couverture idéologique ») du césarisme pendant quatre siècles : le prince est un bon citoyen qui a pu se mettre en avant pour prendre en main les intérêts de ce qui s’appellera jusqu'à la fin la République. L'autorité d'Auguste fut celle d'un champion de la République qui devait son autorité a son mérite ; il avait été élu par les dieux pour remplir une mission patriotique : régénérer Rome ou du moins lui rendre un visage moral et religieux qui fût digne d'elle [...] et ouvrir en espoir, en intention, un âge de paix et de prospérité. Cette exaltation d'un chef de croisade par ses croisés est de tous les temps ; ce charisme, personnel par définition, est bien différent de l'attachement, aussi machinal que le faste, qui entourait jadis chaque souverain, ses prédécesseurs et ses successeurs. » Pourtant, doit-on les regretter, ou du moins se morfondre dans ce passé où le charisme, en plus des autres caractéristiques propres aux grands hommes, était présent dans les hautes sphères de la polis ? Certains l’affirmeront et y verront la déliquescence du monde politique et de ses dirigeants, l’avènement de ce qu’ils appellent la mesquinerie politique, la perte du pouvoir citoyen, la technocratie. Néanmoins, ici sévit le symptôme du pouvoir aveuglant qui n’est plus à la mesure de ses sujets. Ce pouvoir est devenu trop lourd à porter en ces temps incertains. Certains proposeront une alternative citoyenne, pensant qu’elle serait apte à résoudre les problèmes aussi bien nationaux (crise économique, chômage, injustices sociales) qu’internationaux (passivité de l’ONU, guerres à répétition). Mais la disparition du grand homme ne serait-il pas moins qu’un autre mythe politique ? Raoul Girardet, dans Mythes et mythologies politiques (1986), en identifie quatre : la conspiration, le sauveur, l’âge d’or et l’unité. Le mythe du sauveur est ici celui qui nous intéresse. Selon Raoul Girardet, la « constellation » du sauveur se structure autour de quatre types : le modèle de Cincinnatus, c’est-à-dire celui du vieil homme expérimenté, qui, après avoir autrefois rendu service à la nation, s’est retiré, et qu’on rappelle pour faire face à un nouveau danger (Philippe Pétain) ; le modèle d’Alexandre le Grand, dont la légitimité est ancrée dans le présent immédiat, et qui connaît le temps d’un éclair une gloire étincelante avant d’être foudroyé (Napoléon) ; celui de Solon, c’est- à-dire du père fondateur, dont la sagesse fait la légitimité ; et celui de Moïse, le prophète, le guide, tel Napoléon prophétisant la libération des peuples à Sainte-Hélène, ou De Gaulle en 1958. Si ces quatre modèles forment des types distincts, ils permettent aussi de relever des permanences, des structures parallèles. Ainsi le « processus d’héroïsation » se découpe-t-il toujours en trois phases : l’appel, l’avènement, puis les relectures postérieures de l’action du sauveur. Si certains ne seront que des grands hommes nationaux (Vladimir Poutine pour une majorité de Russes par exemple), il est sans conteste évident que les bouleversements politiques auxquels nous assistons (élection de Donald Trump aux Etats-Unis, montée des populismes en Europe) trahissent trop le vide de grands hommes qui est comblé par ceux qui ont le courage d’entrer dans le monde politique mais qui ont la peur de faire du politique. C’est donc en analysant l’exercice du pouvoir par les grands hommes politiques que l’on remarque que tous, sans exception, ont une maîtrise du pouvoir, au sens où il le possède. Il faut alors, au lieu de le limiter et de le séparer, redonner le pouvoir à l’homme politique, à la figure du dirigeant contemporain, c’est-à-dire jouer avec prudence (au sens étymologique, c’est-à-dire avec sagesse) sur la ligne qui sépare le pouvoir éclaté du pouvoir concentré. En effet, c’est que le pouvoir a été de plus en plus contraint au fil de l’Histoire, avec davantage de limites qui nuisent à l’avènement et aux actions des grands hommes que l’on chérit tant et que l’on aimerait voir revenir. Tom Caillet
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Juin 2017
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