« O Voi ch’avete li ‘intelli sani, mirate la dottrina che s’aconde sotto ‘l velame de li versi strani. O vous qui avez l’entendement sain, Voyez la doctrine qui se cache Sous le voile des vers étranges ». DANTE, l’Enfer, Chant IX. C’était un matin d’été, le 1er Aout 1914, la rosée recouvrait encore le jardin de Maurice Barrès. Il prend le bouquet de fleurs que ses domestiques lui ont préparé et quitte son domicile de Neuilly. Il se rend chez son ennemi de toujours, celui qui a été son plus fervent opposant et dont il respecte la fougue, le combat et la force : Jean Jaurès. Le célèbre socialiste a été assassiné la veille, au Café du Croissant, rue Montmartre, il est maintenant veillé par les siens, dans sa maison de Passy. Dans sa poche, la légende veut qu’ait été retrouvé la Note sur Monsieur Bergson que Péguy avait publié aux Cahiers. Ces deux hommes représentent le combat politique d’une époque, la Belle Epoque, le combat des pros et des antidreyfusards. Mais face au danger imminent, au feu des canons, à la lumière noire du champ de bataille ils décidèrent d’enterrer la hache de guerre. Un mois plus tard c’est celui dont l’esprit tumultueux avait été partagé entre ces deux influences qui mourra sur le champ de batail, une balle dans la tête, Charles Péguy. Péguy intrigue, Péguy fascine, Péguy inquiète car Péguy est indescriptible, implacable sur l’échiquier de la pensée. Il est insaisissable car toujours buissonnant, Romain Rolland disait ainsi que « sa pensée est un fleuve qui sans cesse s’échappe de son lit ». Il est aujourd’hui récupéré par qui le veut bien, l’extrême gauche qui rappelle son militantisme socialiste sur les bancs de Normale, Finkielkraut et l’extrême droite qui y voient un précurseur de leurs idées : patriote, catholique converti qui incarne la France éternelle. Déjà pendant la seconde guerre, collaborateurs et résistants en avaient fait leur symbole, preuve du caractère éminemment polémique de l’individu. Une histoire Française : Péguy c’est avant tout une histoire Française, une histoire républicaine même. Fils de paysans, né dans la campagne d’Orléans, son père décède prématurément, il est donc élevé par deux femmes qui marqueront son existence : sa mère et sa grand mère, dévouées au possible à l’éducation du petit Charles. Dans ce milieu provincial modeste on imagine qu’il sera aussi agriculteur, mais ses capacités en font un enfant à part. Sur les bancs de l’école Charles se fait remarquer, il n’est pas constitué de la même manière que ses camarades, son esprit est plus vif, plus inventif. Alors ses professeurs vont convaincre sa mère de le faire entrer au lycée, lieu sacré que personne encore dans sa famille n’avait fréquenté. Il y est tout aussi brillant, alors pourquoi pas Normale, lui que sa famille rêve en professeur de province. Il y aura Normale oui mais il refusera d’y devenir professeur comme ses camarades. Il n’a pas le temps, doit aller vite. Il est convaincu qu’il a un devoir, celui de rentrer dans l’histoire, de s’engager politiquement. Car de ses années passées à la campagne il a tiré un enseignement, une modestie et un engagement socialiste, lui qui décrira avec une justesse le nanti, le bourgeois qui est « celui qui est incapable ne serait-ce qu’un instant de s’imaginer comme celui qui ne possède rien »(les Cahiers). Pendant ces années où il est l’élève de Bergson et Romain Rolland il deviendra subversif, libertaire, incroyablement libertaire. Il n’est pas un homme politique, c’est un rêveur, le rêveur d’une société d’amour et d’égalité entre les hommes : « Comme il eut souci de tenir ensemble sa foi politique et sa foi religieuse, Péguy n'entend pas séparer son baptême et sa culture » (Pierre-Henri Simon, Histoire de la littérature française au xxe siècle, Paris, Armand Colin, 1959) Les révolutions le passionnent et plus particulièrement la Commune de Paris. Charles Péguy écrit ainsi dans Notre jeunesse : « Le 18 mars même fut une journée républicaine, une restauration républicaine en un certain sens, et non pas seulement un mouvement de température, un coup de fièvre obsidional, mais une deuxième révolte, une deuxième explosion de la mystique républicaine et nationaliste ensemble, républicaine et ensemble, inséparablement patriotique » Révélé par l’affaire Dreyfus : Les idées passionnent Charles mais ça ne suffit pas, venant de la terre il veut retourner à la terre, au combat, réel cette fois. L’affaire Dreyfus sera pour lui l’occasion de le faire. Péguy a toujours été révolté par l’antisémitisme - qu’il ne pardonnera jamais à Barrès - au point d'avoir réclamé une réparation par duel au pistolet après une plaisanterie faite sur son ami Albert Lévy. En cette année 1898, il est abattu par ce « temps inoubliable de béatitude révolutionnaire ». Qui sont donc ces Français qui tous ensemble ont choisi un bouc émissaire ? Qui, dans un délire collectif ont décidé de le lyncher dans un tourbillon de haine irrationnelle ? Ce n’est pas la France de Charles, cette France unie dans sa diversité, dont les racines ne sont pas ancrées chez Clovis mais chez les vagues d’immigrés qui ont peuplé peu à peu le pays et qui ont bâti sa culture. Il le sait, car il connaît bien l’histoire de France et il refuse qu’on la viole, qu’on la piétine. Son combat il le mène depuis sa librairie, qu’il a fondé avec deux camarades, un certain Lucien Herr et Léon Blum… Pourquoi alors Péguy est-il considéré à tort comme un auteur d’extrême-droite ? A cause d’une brouille, avec celui qui fut son ami et son professeur, Jean Jaurès. Tout est passion chez Péguy, l’amitié aussi bien que la haine lorsque la première est finie. Ce qu’il reprocha à son mentor, c’est son pacifisme forcené. Face à l’inévitable, Jaurès continua à croire que la paix était possible, un engagement vénérable qui prendra des allures de trahison patriotique pour Péguy. C’est alors que se fit la bascule, de son engagement patriotique, de sa conversion au christianisme on en déduisit les indices d’un tournant maurrassien dont il ne fut rien. Jamais Péguy ne lâcherait, jamais il ne céderait aux réactionnaires, au colonialisme et à l’antisémitisme. Et pourtant, c’est après sa mort que tout se dessine. Il devient un modèle pour le système de Vichy qui célèbre cet élève modèle, convaincu d’être resté un paysan, obsédé par la petite Jeanne de Dom Rémy, ayant su faire oublier qu’il était normalien, mort au combat pour la France. Son fils dans des livres posthumes lui fit également le plus grand tort. Lui l’humaniste, ne vit jamais son œuvre briller mais il aurait préféré qu’elle soit oubliée à jamais plutôt que d’être salie par ceux dont la servitude fut synonyme d’ignominie. Péguy le contemporain :
Péguy est une icône, comme un cousin lointain de Polyeucte que l’on respecte confusément pour sa réputation de pureté et d’intransigeance. Mais le paradoxe de Péguy réside en sa notoriété postume, lorsque le génie n’est plus possesseur de sa pensée. Ce sont ceux qui s’attribuent sa pensée qui alors la font et la défont. L’épanchement sur les misérables qui ont détourné sa pensée n’en vaut pas la peine car l’homme a influencé, beaucoup, les chefs d’Etat entre autre. De Gaulle en premier lieu qui avait du mal à décrire cette admiration qu’il éprouvait pour l’autre Charles. Ainsi lorsqu’on l’interrogeait sur Péguy, De Gaulle disait « ce que j’ai aimé chez lui c’est un style, une pensée, à la fois d’une extraordinaire continuité où l’on retrouve sans cesse les mêmes idées : et d’une grande mobilité puisqu’il l’exerce sur des positions changeantes et qu’il aime aussi changer d’optique ». Lorsqu’il parle de ces idées qui ne changent pas au cours du temps, De Gaulle parle en fait de l’opposition permanente chez Péguy de l’ordre et du désordre. Il se plaisait souvent à le citer avec cette phrase « L’ordre et l’ordre seul fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude ». Comme De Gaulle, Mitterrand avait une profonde admiration pour Péguy dont il contemplait le style, la culture. Peu à peu cependant l’héritage s’évapora, il ne fut plus qu’une figure lointaine, connue par les érudits, universitaires et autres minorités intellectuelles. Mais sa réapparition dans le paysage de la pensée est quelque peu inquiétante et semble confirmer l’adage qui veut que l’histoire se répète perpétuellement. Car encore une fois, comme au temps des ligues, ce sont les réactionnaires et les conservateurs qui se sont appropriés Péguy. Car un certain visage de la pensée conservatrice se retrouve dans le parcours de Péguy, d’abord libertaire dans les années 70 puis se rattachant peu à peu aux valeurs conservatrices. Finkielkraut en est l’un des exemples vivant par son parcours, il se plait d’ailleurs à le citer dès qu’il le peut. Or ils oublient que Péguy est avant tout un humaniste, un produit de la république, un démocrate invétéré qui ne supportait pas la stigmatisation de l’individu pour sa race ou sa religion (son combat pour Dreyfus ne s’arrêta jamais). Ils oublient que plus qu’un chantre de la France éternelle, passée, c’était un visionnaire, un homme trop en avance pour son temps là où les réactionnaires ressassent un passé qu’ils regrettent comme des moutons accablés par le poids du changement, incapables d’avoir une vision, de se projeter, ensemble, dans l’avenir. Rédouane Ramdani
1 Commentaire
E
10/22/2015 08:44:44 am
E
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Juin 2017
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