Ce qu'il ne fallait pas rater hier - l'événement de la journée - c’était évidemment mon premier jour de boulot. C’est aussi la démission de notre cher ministre de l’Economie, de l'Industrie et du numérique. Macron, ce savant mélange qui serait presque un nom de cocktail : Necker-Trudeau-Conway-Underwood-Giscard-Blair-Weber-Pericles.
Necker c’est la « superstar » des finances royales renvoyée par Louis XVI pour ses spéculations et son absence aux États généraux. Justin Trudeau c'est le génie de la communication politique, cette communication politique qui, avec sa touche de cosmétique, de marketing nous fait voter pour des hommes bien plus que pour des idées, où l'homme est le programme, voire le "produit". L'homme politique se vend, il est en représentation permanente, et ça, Macron l'a bien compris. La parole devient l'acte, la forme, le fond. Cela me rappelle la phrase de Laurent Solly, le directeur de l'image de Sarko2007 : "la réalité n'a aucune importance, il n'y a que la perception qui compte". Peter Conway, dans House or Cards, est l’excellent candidat républicain qui fait face à un président Frank Underwood plus proche de Sarkozy que d'Hollande dans le style, qui dit de Conway qu'il est excellent dans son rôle de candidat favori des sondages, mais qu'il est une fraud, et ferait un extrêmement mauvais président des USA. L'intelligence politique du Macron tient aussi un peu d'Underwood. Giscard, ce n’est ni la droite, ni la gauche, mais au-delà, au-delà des partis, au-delà des hommes, bref Giscardieu. Dans la même veine, Tony Blair, c'est la rengaine de la troisième voie entre droite et gauche, d'une gauche moderne, le modèle d'un Valls qui doit pas être très content là tout de suite. Max Weber parle quant à lui de "l'entrepreneur politique" thème cher à Macron, le politique qui aimait les entrepreneurs. Ainsi, au bal des Guignols, au pays des bouffons, Macron sait tirer son épingle du jeu. A vaincre sans péril... Il ne faut pas se leurrer, Macron est le meilleur lorsqu’il s’agit de relations et de réseau (d'abord l'ENA, après Rothschild, puis l'Elysee, puis Bercy, bientôt l'Elysée?) et surtout domine sans concession la communication politique - non au clivage droite-gauche, oui je suis un réformiste, un progressiste face aux conservateurs, non je ne répondrai pas à la question fatidique de ma candidature tel un équilibriste, mais je ne parlerai que de la France car je suis différent de ceux qui y pensent tous les matins en se rasant, d'ailleurs je suis super bien rasé. Quid des sujets importants, des sujets qui fâchent ? Je suis aussi habile pour éviter de me mouiller, dire que les 35h, c'est mal, c'est peu. Dire que l'honnêteté me force à vous dire que je ne suis pas socialiste - la foudre frappe le blasphémateur, c'est l'abolition de l'esclavage et la chute du Mur de Berlin, c'est ce qu'il faut retenir de 2016. Le plus triste dans tout ça, c'est que Macron, l'acteur en représentation, est le meilleur comédien, et qu'ils ne sont tous que des comédiens, si ce n’est des bouffons. Macron est le pire présidentiable, à l'exception de tous les autres. Macron a beau être l'ambigu Monsieur Macron, il a beau être descendu de son piédestal de non-politicien - en faisant habilement croire qu'avec lui ce serait différent, considérant les autres comme des politiciens et en en devenant un par là-même - peut-être sera-t-il moins pire que les Sarko, Le Pen, Mélenchon, Montebourg, Hollande, voire Juppé ? Surtout il n'a que deux ans de vie publique, et propose une offre politique neuve nous rappelant ainsi que notre démocratie si elle est inerte est toujours en vie. Macron a le don de créer un sentiment de nostalgie chez les déçus de toujours qui un jour ont cru en Sarkozy ou en DSK mais qui ont vu leurs illusions brisées dans le tumulte du pouvoir temporel. Alors enfin peut-être Macron sera-t-il Périclès, l'aristocrate réformateur? Macron vient d'une bonne famille et il est issu de l’aristocratie énarchique. Mais auras-tu le courage de mener des réformes si tu gagnes? Car quitter le Titanic hollandiste et tuer le père, c'était le passage d'un Rubicon politique, mais cela ne demande pas le courage des réformes. Seras-tu Périclès? Auras-tu les tripes, pour ne pas dire autre chose? P.S.: à chaque fois qu'on nous parle de nouveauté, de progrès, de changement, se dire qu'il y a anguille sous roche. P.S.2: pas besoin de détruire Sarkollandepenenchon, ou si, mais y aurait tellement à écrire. P.S.3: après les platitudes débitées à la Mutualité en juillet - ce qui atteste de la "politicianisation" de Macron - j'aimerais savoir ce que lui et ses conseillers pensent des questions sociales et sociétales actuelles, qui ne sont pas que de vaines "polémiques stériles", et ne doivent pas être confondues avec le débat-polémique qui les entoure. Ex: islamisme (question), Burkini (détail polémique) P.S.4: back2business pour les politiques. Comme pour les régionales de 2015. Chassez le naturel, il revient au galop. Élément perturbateur : un attentat. Et là, l'ego des politiques paraît bien vain. Problème : les terroristes respirent toujours, et nous avons deux primaires et une présidentielle. P.S.5: Macron n'est pas socialiste, mais il aurait gagné à être candidat à la primaire pour avoir un bloc, un parti. Mais il ne le pouvait pas. Triangle d'incompatibilité. P.S.5': Il ne le pouvait pas d'emblée car les vrais socialos-gauchos le détestent et qu'il se positionne comme un non-socialiste de centre-gauche. Difficile positionnement. PS6: s'il gagne, c'est à la faveur d'un contexte inédit, d'une élection totalement imprévisible, et aussi grâce au soutien populaire, car il n'a pas de parti derrière lui, or on ne gagne pas sans parti, sauf VGE. P.S.7: j'arrête. P.S.8: sauf VGE. Grâce au peuple, ce qui fait très démocratie athénienne. J'arrête vraiment. PS9: le PS ne mérite pas d'articles. PS10: mes P.S., si. Bref, ne soyons pas dupes de Monsieur Macron - et des politiques en général, pour n'être pas déçus, n'en attendez pas trop d'eux et ne soyez jamais dupes, surtout les hommes providentiels, car dans hommes providentiels, il y a hommes - reconnaissons-lui des qualités, qui aime bien châtie bien, les autres sont bien pires.
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A contempler l’état de la droite française, on finit par se dire que l’identité n’est ni heureuse, ni malheureuse, mais dangereuse. Il n’est pas un jour qui s’écoule sans que, parmi Les Républicains, des voix s’élèvent, tenant des propos où la légèreté le dispute à la dangerosité, l’incompétence à l’ignorance, le cynisme à l’arrivisme.
Ces derniers jours, ces dernières heures, se sont ainsi succédées des déclarations qui disent une droite française malade du virus identitaire comme jamais elle ne l’a été depuis les années 40. La folie médiatique burkini a lancé les uns et les autres dans une course à la surenchère médiatique. Sarkozy, Fillon, Wauquiez, mais aussi Nathalie Kosciusko-Morizet… C’est à celui qui osera la plus grosse des énormités, prononcera la plus absolue stupidité, le tout dans le but de complaire à un électorat de droite qui serait saisi par le vertige identitaire, vautré dans le populisme chrétien, et qui ne demanderait qu’à être inquiété, affolé, apeuré par le spectre du musulman qui le menacerait de le remplacer… Commençons avec François Fillon. Voici l’ancien Premier ministre, candidat à la Primaire qui, lors de son discours de dimanche dans la Sarthe, déclare : « J’ai réclamé le contrôle administratif du culte musulman tant que son intégration dans la République ne sera pas achevée ». Le présupposé est intéressant. « Le culte musulman » ne serait pas encore intégré dans la République. Et le propos vise tous les musulmans, sans distinction. Tous présumés coupables de ne pas avoir achevé leur intégration républicaine. Tous suspects. Tous encore un peu étrangers, finalement, du fait de leur religion… Et tant pis pour l’imam de Bordeaux, entre mille exemples, plus républicain que bien de ceux qui se baptisent «Les Républicains » et menacé de mort par l’Etat islamique. Le musulman français est comme l’homme africain face à l’histoire, il n’est pas encore assez entré en République. Pauvre Philippe Séguin… Que de bêtises proférées en son nom… Quand NKM se fait clouer le bec par Yann MoixContinuons le tour d’horizon des déclarations du weekend. Voici Nathalie Kosciusko-Morizet sur France 2, dans l’émission On n’est pas couché. Elle proclame qu’elle a déposé un projet de loi destiné à mettre hors la loi le Salafisme. Face à elle, Yann Moix a eu beau jeu de lui dire que mettre hors la loi des idées, c’est vouloir « interdire le vent ». Mais NKM persiste. Le burkini, c’est le salafisme, alors interdisons le salafisme. Yann Moix, d’un coup, démasque l’imposture. Il demande à la candidate à la présidence de la République ce qu’elle pense de l’article 2 de la loi de 1905. Et là, c’est le naufrage. NKM l’ignore. NKM parle laïcité, identité et fait religieux, mais elle méconnait, en toute incompétence, la base républicaine en la matière. Alors Yann Moix lui cite l’article, « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». L’œil de NKM s’éteint. Prise la main dans le sac de l’ignorance. Et Yann Moix l’achève, en lui lisant les propos d’Aristide Briand, l’un des pères de la loi de 1905, qui jugeait stupide d’interdire dans l’espace public la soutane, le burkini de l’époque, au motif qu’un vêtement proscrit serait remplacé par un autre, que cela générerait des tensions et que pour combattre des idées, rien ne vaut des idées. Surtout l’idée de liberté. Poursuivons encore avec Laurent Wauquiez. Toujours muni de ses éléments de langage énoncés en deux cents mots, le nouveau président de Les Républicains est l’invité de BFM TV ce dimanche. Identité, identité, identité… Et la laïcité, encore et toujours triangulée, détournée, dévoyée pour les besoins de la cause identitaire. Au détour d’un échange, il est objecté à Laurent Wauquiez qu’interdire un vêtement parce qu’il refléterait une pensée contre l’idée qu’il se fait de la France serait anticonstitutionnel. Et Wauquiez de répondre : « J'en ai assez que l'on s'abrite derrière la Constitution. » La constitution, insupportable rempart qui empêche de transformer l’insécurité culturelle en printemps français des réactionnaires. Le propos de Wauquiez est hallucinant. Placé dans la bouche de Jean-Marie Le Pen, en 1990, 2000 ou 2010, il aurait déclenché une tempête médiatique majeure, soient des jours et des semaines à disserter sur la tentation putschiste du président du FN. Mais en 2016, rien. Lorsqu’il s’agit du président en titre du grand parti de la droite dite classique et républicaine. Personne ne bouge. Tout passe, tout lasse. Même Caroline Fourest, face à Laurent Wauquiez, ne relève pas le sens et la portée du propos. Pour Sarkozy le burkini vaut bien un changement constitutionnelPoint d’orgue de la représentation identitaire, terminons avec Nicolas Sarkozy qui, ce lundi matin, vient tirer sur RTL les conclusions pour tous, par-delà les ambitions personnelles. Pour interdire le burkini, il faut « changer la Constitution s'il le faut ». Et l’ancien président de s’interroger : « Qu'est-ce-que la liberté face à la tyrannie des minorités ? » Et nous aussi de s’interroger : quelle est donc cette minorité dite Les Républicains qui entend imposer l’idée qu’elle se fait de l’identité à tous, y compris aux minorités ? Fillon, NKM, Wauquiez, Sarkozy... Ainsi prospère l'identité dangereuse. Face à ce déluge d’absurdités dictées par la maladie identitaire, sur fond de remise en cause de l’héritage de 1789, avec la lutte contre le burkini (ultime objet des passions identitaires) le salafisme et l’islamisme en guise d’alibi, Alain Juppé persiste à se poser en candidat de la raison et du compromis. « Pas de loi de circonstance » sur le burkini a-t-il répété tout au long de ses interventions du week end consacrant sa rentrée politique. Soit. Dont acte. Mais Alain Juppé apparait désormais de plus en plus décalé au sein de la droite et du centre. Isolé. Encerclé. Ainsi va se jouer la Primaire. Entre l’héritier de Renan et Tocqueville, confronté à ceux de Maurras et Déroulède. Entre un conservatisme bourgeois traditionnel, qui se refuse à abdiquer la possibilité d’une identité heureuse, et une tentation réactionnaire identitaire, qui entend saisir la chance historique qui lui offerte d’effacer, en tout ou partie, le legs des Lumières et de 1789. Certains à gauche, pensent que la Primaire de la droite va provoquer une forme d’implosion. Sarkozy serait le candidat de l’identité telle que la rêverait la droite profonde, et non Juppé. Mais la droite profonde serait dans le même temps rétive à Sarkozy, lui préférant le rassurant Juppé, au motif que lui seul peut battre la gauche sans coup férir. La Primaire porterait une contradiction. Sarkozy, ce serait l’identité, mais pas la victoire. Juppé, ce serait la victoire, mais pas l’identité. Ici se mesure la difficulté Juppé. La Primaire est avant tout une élection de mobilisation de clientèle, par nature fédératrice des énergies militantes et sympathisantes les plus débridées. Question : comment Alain Juppé peut-il triompher au sein d’une droite ravagée par l’identitaire au point d’en devenir dangereuse, tout en étant soi-même le candidat de la droite la plus modérée et tempérée ? Voilà bien l’enjeu historique, qui dépasse même la personne du maire de Bordeaux. Tradition gaulliste contre tentation pétainiste. Saison 2. Bruno Roget-Petit pour Challenge http://www.challenges.fr/politique/20160829.CHA2729/sarkozy-nkm-fillon-juppe-face-a-la-droite-de-l-identite-dangereuse.html Recep Tayyip Erdoğan, Président de la République de Turquie lors du rassemblement populaire du 7 août 2016. Crédit: page Facebook officielle de Recep Tayyip Erdoğan.
« L’Union européenne a besoin de la Turquie plus que la Turquie a besoin de l’Union européenne » Recep Tayyip Erdoğan, Président de la République de Turquie Rétropédalage sur le chemin de la démocratie Les médias sont souvent sensibles à ce qui les concerne en premier lieu. La prise de pouvoir de M. Erdoğan sur Zamman, l’un des principaux quotidiens d’opposition turc, a donc fait les gros titres en Europe au printemps 2016. Mais cela n’est pas un mal : nous avons pris conscience du fait que la Turquie, si proche de nous, se distancie de plus en plus du modèle démocratique proposée par l’Europe. À l’été 2002, l’abolition de la peine de mort a été décidée par le parlement turc dans une optique de rapprochement des principes de l’Union européenne (l’article 2 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union interdit toute peine capitale et est juridiquement contraignant pour les États membres). Un retour de la peine de mort enfreindrait également les protocoles 6 et 13 du Conseil de l’Europe et la Turquie pourrait par conséquent en être exclu. De l'annonce de M. Erdoğan sur la nécessité de poser de nouveau la question de la peine capitale au parlement et du fait qu’il revient au peuple de juger de l’application d’une telle peine, il est possible d’y voir deux choses. D’abord qu’il y a une prise de distance par rapport à la société occidentale, que les médias critiquent de plus en plus pour ses méfaits sur les mœurs et pour son incompréhension de la Turquie (notamment Yeni Akit). Ensuite que cette volonté de remise au peuple du pouvoir n’est rien d’autre que démagogie. Cette démagogie s’exprime aussi dans la vision unitaire du peuple turc que propose le Parti de la Justice et du Développement (AKP) et qui se cristallise autour du problème kurde. Cette minorité subit de nombreuses restrictions et un certain nombre d’infractions aux droits de l’Homme ont été relevées par les observateurs internationaux. Le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), qui a mené plusieurs attaques terroristes contre les Turcs, est d’ailleurs l’ennemi public numéro 1 pour M. Erdoğan. Les purges au sein du gouvernement (notamment marquées par le limogeage d’Ahmet Davutoğlu, Premier ministre de 2014 à 2016), ainsi qu'au sein de l’AKP, dont est issu le Président Erdoğan, ont fait du chef d’État une figure incontestée et apparemment intouchable du pouvoir. Ces limogeages — qui n’ont pas épargné non plus la sphère économique — ont aussi souligné la ligne politique qu’empruntait M. Erdoğan, plus conservatrice sur le plan sociétal, que ses prédécesseurs. M. Erdoğan est aussi accusé d’enfreindre, au passage, les dispositions de la Constitution sur la neutralité politique de la fonction présidentielle. Une société turque fragile Mais l’ère Erdoğan ne vient pas de nulle part. L’AKP est arrivée au pouvoir dans une vague d’exaspération liée à la situation économique du pays. Depuis M. Erdoğan a voulu s’inscrire dans une histoire turque plus large. Alors que sur le plan économique il continuait les réformes libérales, sur le plan sociétal, il a aussi voulu incarner la continuité avec la « grande histoire ». Les six principes du kémalisme — que l’on doit au premier Président turc, Mustafa Kemal Atatürk — qui ont fondé la République, ont été énoncés de façon formelle dans la Constitution : « L’État turc est républicain, nationaliste, populiste, étatiste, laïque et réformateur » (1937). Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est que la crispation religieuse que l’ont voit surgir en Europe n’épargne pas la Turquie et s’inscrit en faux des principes d’Atatürk. Le Président Erdoğan, qui a été emprisonné quatre mois à la fin des années 1990 pour avoir « menacé le sécularisme » en ayant récité des vers de Gökalp, est en quelque sorte le témoin de ce renouveau religieux. Il a suivi l’ascension de Recep Tayyip Erdoğan, Maire d’Istanbul au poste de Président. De retour au pouvoir, comme Premier ministre (2003), puis comme Président (2014), M. Erdoğan a renoué avec un certain ottomanisme, notamment pendant les campagnes électorales. Cette propension à rappeler le mythe ottoman au cœur de la politique contemporaine a fait de M. Erdoğan une sorte de nouveau sultan turc. Aussi, la tentative de coup d’État dans la nuit du 15 juillet 2016 est la conséquence de cette dérive autoritaire en rupture avec la tradition républicaine kémaliste. Le putsch mené par plusieurs factions issues de l’ensemble des corps d’armée turcs a pour but de « rétablir la démocratie ». Les appels sur CNN Türk des Présidents Erdoğan et Gül via FaceTime ont incité la population à se rebeller contre l’instauration de la loi martiale voulue par les putschistes. Au delà d’une tentative de coup d’État telle qu’a pu en connaître la Turquie à plusieurs moment de son histoire (en 1960, 1971, 1980 et 1997), ce sont les répercussions, la répression, qui ont montré la vraie teneur du régime de M. Erdoğan. Pour le président turc, les arrestations en masse après le putsch raté ont été critiquées trop vite par des occidentaux qui ne saisissent pas véritablement, selon lui, les enjeux présents. À l’en croire, le duel qui l’oppose à M. Gülen serait la cause de la rébellion. L’imam, Fethullah Gülen, et Recep Tayyip Erdoğan partagent pourtant la même vision de la Turquie : un pays qui doit devenir une république religieuse au centre du monde sunnite. Le Président avait d’ailleurs confié de très nombreux postes aux partisans de l’imam, les Gülenistes, qui voulaient moderniser l’État tout en accordant une nouvelle place à la religion — d’où l’ampleur des purges actuelles. L’État est infiltré depuis longtemps par les Gülenistes ; ils ont dès 2007 manipulé par exemple le recrutement de l’armée. Après de faux procès lancés par les Gülenistes contre les kémalistes et des négociations à couvert avec le PKK en 2012, M. Erdoğan s’est déclaré en rupture avec le mouvement de Fethullah Gülen. Il est encore trop tôt pour savoir si, oui ou non, les Gülenistes sont responsables de la tentative de coup d’État mais force est de constater que le mouvement a servi de bouc émissaire récurrent pour l’État turc depuis les années 1990. Dans tous les cas, l’Europe nourrit des inquiétudes pour l’État de droit en Turquie. La Turquie est-elle le jouet de l’Europe ? Au printemps 2016, l’État turc s’est révélé à l’Occident comme un partenaire majeur. Alors que la Turquie était relativement invisible sur la scène médiatique de l’Europe de l’Ouest, elle est aujourd’hui une préoccupation majeure des médias comme des hommes politiques. La cause ? L’Europe a besoin d’elle. La vieille mythologie de l’Europe centrale nous rappellera que l’Empire ottoman, et plus récemment la Turquie, est avant tout un espace de transition, un espace de confrontations. Celui du monde chrétien et celui du monde musulman. Sans nul doute, les velléités nationalistes des XIXème et XXème siècles (et celles naissantes du XXIème siècle) ont réveillé le mythe d’un mur des pays de l’Est, protecteur de la veille Europe. M. Orbán, le Premier ministre hongrois, ne s’est pas privé de ranimer la vieille victoire de 1686, année pendant laquelle les Hongrois ont bouté hors d’Europe l’ennemi ottoman. Mais c’est pour préserver les intérêts électoraux d’hommes comme M. Orbán que l’Europe a dû se plier à un accord. Le mur de l’Europe ne devait pas céder. Aussi l’accord sur les réfugiés du 18 mars dernier ouvre la voie à un changement de grande ampleur : les Turcs doivent à terme accéder sans visa à l’espace Schengen (cf. point 5, EU-Turkey Statement, 18/03/2016). Un tel changement incite l’UE à s’intéresser encore plus à la vie intérieure du pays. Après une telle compromission, il est évident que l’Europe ne peut que prier pour que l’État turc respecte ses paroles. L’instabilité politique du pays ne fait que fragiliser cet accord — d’où, d’ailleurs, le recul fréquent de la date à laquelle les Turcs pourront voyager en Europe sans visa. Et M. Erdoğan s’en amuse dans son entretien récent au Monde, où il n’hésite pas à mentionner la précarité d’un tel accord. En quelque sorte, il fait chanter les Européens. Peut-être que les dirigeants européens auraient dû se féliciter de la victoire de M. Erdoğan sur les putschistes, comme l’a suggéré Carl Bildt, ancien Premier ministre et Ministre des Affaires étrangères suédois : « L’UE aurait été dans une bien meilleure position aujourd’hui si les dirigeants européens s’étaient rendus immédiatement en Turquie pour exprimer leur horreur vis-à-vis coup d’État et avaient félicité le peuple turc pour l’avoir défait. […] Bien sûr, il n’y a pas de garantie que cela aurait empêché le pays de glisser vers plus d’autoritarisme. Mais l’Europe aurait au moins essayé de se lever pour ses idéaux politiques et ses valeurs démocratiques. » Carl Bildt, ‘Europe, stand up for Erdogan’, Politico Europe, 02/08/2016 Cet absence de sympathie des dirigeants européens a peut-être fait glisser les relations de l’UE avec la Turquie vers encore plus d’hypocrisie. Tout le monde sait que les négociations entre la Turquie et l’Union européenne sur une hypothétique adhésion ne sont que nonsense. Pour l’Union européenne, une adhésion turque est plus qu’improbable : la Turquie ne répond pas aux plus précieux des critères d’adhésion, les critères de Copenhague (p.ex. démocratie, droits de l’homme, droits des minorités ou liberté). Jean-Claude Juncker, Président de la Commission européenne, l’a encore répété sur le plateau de France 2 le 25 juillet 2016 : « la Turquie, dans l'état où elle se trouve, n'est pas en situation de pouvoir adhérer sous peu, ni d'ailleurs sur une plus longue période ». Qui plus est, une adhésion renverserait les équilibres européens en faisant de la Turquie le pays le plus peuplé d’Europe. Alors pourquoi la Turquie et l’Union continuent-elles de jouer un jeu qui n’apporte a priori rien de nouveau aux deux parties ? Ces négociations créent un espoir dans la société turque et donne une image d’une société proche des valeurs de l’UE sur la scène extérieure. En quelque sorte, elle sert de garantie au pouvoir d’Erdoğan. Pour l’Union européenne, c’est un mandat tacite pour prendre position sur la politique intérieure turque. Malgré tout, on peut considérer que cela compromet l’intégrité de l’Union, au sens où nous nous associons à un régime qui contredit les principes clefs de nos Traités. Ainsi, le fait de s’associer à la Turquie souligne deux choses pour les institutions et les partenaires européens : primo, la grande détresse des gouvernements face à la crise des réfugiés et, secondo, l’impossibilité d’exclure la Turquie du champ des partenaires de l’Union. Une voie dangereuse : le risque d’être mis à la marge Mais si le rôle européen de la Turquie est reconnu par l’UE depuis longtemps, le comportement des dirigeants turcs et la situation géopolitique de l’Anatolie risquent de faire de la Turquie un paria sur la scène mondiale. Depuis quelques jours, des voix s’élèvent aux États-Unis pour exiger le retrait de l’armement nucléaire américain entreposé en Turquie. M. Anderson, ancien du National Security Council et consultant de la Nuclear Threat Initiative, a ainsi publié une tribune dans le Los Angeles Times pour souligner les risques d’une présence d’armes nucléaires américaines en Turquie : outre la situation géographique de la base d’Incirlik (en zone frontalière avec la Syrie), il va de soit que l’instabilité politique du pays et la perte de confiance dans l’État d’Erdoğan sont aussi à l’origine des risques pressentis. La base d’Incirlik a ainsi été fermée quelques temps à la suite du coup d’État. Tout cela, alors même que la Turquie est membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Doit-on sous entendre que la Turquie pourrait être l’un des nouveaux dangers sécuritaires en Europe ? M. Erdoğan n’a cessé de rappeler que la Turquie était la frontière avancée de l’Europe, notamment avec les territoires aux mains des terroristes. La stabilité du pays est donc un enjeu essentiel pour l’OTAN et, avant tout, l’Europe puisque des terroristes islamistes transiteraient par les frontières turques. Mais les relations de la Turquie avec le cœur de l’alliance, les États-Unis, sont encore loin d’être paisibles. Les accusations et la demande d’extradition de M. Erdoğan contre M. Gülen, installé depuis 1999 aux États-Unis, ont contribué à refroidir encore plus les relations avec la Maison Blanche. L’exigence du président turc de procéder à une extradition sans laisser le Département de la Justice gérer la procédure relève pour les conseillers américains d’une ingérence tout autant que d’une attitude surprenante pour le chef d’un État de droit. D’autant plus que M. Gülen, dans une tribune au Monde, a plaidé son innocence et demandé une enquête internationale sur le coup d’État raté… De l’autre côté du monde, les relations avec M. Putin ne sont pas non plus au beau-fixe. Après qu’un avion russe a été descendu par l’armée turque, la rencontre des deux présidents à Saint-Pétersbourg, le 9 août 2016, devait être l’occasion de renouer des liens entre les deux puissances. Pour les officiels turcs il ne s’agissait pas de tourner le dos à l’Europe, mais il est évident que cette rencontre a de quoi intriguer les diplomates européens. Le comportement de la Russie vis-a-vis de l’Europe et de l’OTAN (notamment dans la crise syrienne) est provocateur ; en suivant son modèle la Turquie risque une mise à l’écart encore plus lourde. Somme toute, la Turquie restera pour l’ère qui s’ouvre un enjeu majeur de la politique européenne (intérieure et extérieure). Le défi posé à l’Europe est incommensurable. Il nous faudra, nous Européens, faire face à la montée d’un autoritarisme croissant en promouvant nos valeurs tout en nous trouvant obligés de traiter avec le régime turc pour assurer notre sécurité et notre prospérité, ainsi que la stabilité de l’Europe. Alexis Chalopin Étudiant en Affaires européennes (Sciences Po & London School of Economics) [email protected] |
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Juin 2017
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