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L'affaire Tribal Kat: procès sous hallucinations

4/27/2016

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Dernier procès de la piraterie somalienne en France, l’affaire « Tribal-Kat » s’est clôturée sur des peines de six à quinze ans de réclusions pour les prévenus. Retour sur cette instruction « sous hallucinations » qui n’a pourtant pas ému les foules.
 
            «Il y a trois sortes d'hommes, dit un proverbe grec parfois attribué à Platon; les vivants, les morts, et ceux qui prennent la mer.»
 
            Jamais cet aphorisme ne fut illustré avec plus de vérité que par les parties prenantes de l'affaire du Tribal Kat. La victime sur son banc, tout comme les sept hommes dans le box des accusés, paraît sortie d'un autre monde, hybride, à mi-chemin entre celui des morts et celui des vivants. Elle, Evelyne Colombo, frêle au milieu de ses proches et de ses avocats, se remarque à ses cheveux blancs et courts et à ses traits fins aux rides naissantes; elle est détendue, sourit parfois au passage d'un proche, mais son visage, pour peu qu'on s'y attarde, semble ne pouvoir se départir d’une lueur de mélancolie. Elle est toujours un peu ailleurs. Sur le banc des accusés, séparés des vivants par un grand bocal carré de plexiglas transparent, une brochette de Somaliens, crânes glabres et noirs, incarne la même semi-absence. Tous sont en survêtement noir Adidas strié de bandes oranges, bleues ou dorées. Ils attendent le verdict comme le feraient sur le banc de touche les remplaçants d'une équipe de foot en pleine déroute. On pense à Paris-Manchester City. Ils n'ont pas l'air méchant. Rien du Johnny Depp crayonné et chevelu, anneau d'or à l'oreille et tatouages, tout de gouaille et de noir drapé, qu'on assimile à ce métier vieux comme l'humanité depuis que les studios hollywoodiens en on fait un business. Maigres, les traits fins et anguleux, les joues creuses et l'ossature légère, ces pirates semblent au contraire bien fragiles. Dépités, épuisés, dans un état d'extrême lassitude, ils paraissent même si fragiles qu'on a du mal à les imaginer Kalachnikov au bras et lance-roquette à l'épaule défouraillant sur le Tribal Kat, le catamaran de plaisance du couple Colombo. C'est pourtant pour avoir brisé la vie de ces deux touristes Français, - «victimes d'une misère qui ne les concernait pas», dira l'Avocat général, Mme Sylvie Kachaner, du haut de son estrade - qu'ils sont jugés à la Cour d’Assises de Paris, du 29 Mars au 13 Avril 2016.
 
            Appelant à «laisser de côté la compassion» et à «ne juger que les faits» Mme l'Avocat Général énonce les charges retenues contre eux; «détournement de navire ayant entraîné la mort», «attaque à main armée en bande organisée et association de malfaiteurs», «prise d'otages». Les faits auxquels elles correspondent, rappelés méthodiquement lors d'un réquisitoire implacable - interminable aussi, trois heures sans pause -, sont effroyables.
 
            Le 8 Septembre 2011, à 10 milles marins des côtes du Yémen, dans le Golfe d'Aden, neuf pirates somaliens munis de cinq kalachnikovs et d'un lance-roquette, partis du port de Bossasso dans le Putland, prennent violemment d'assaut le Tribal Kat. Avant même d'atteindre le bateau, ils tirent à vue, perforant tous les espaces de vie du navire. Les experts balistiques relèvent sur le bateau 38 balles de kalachnikov, laissant imaginer le nombre de balles tirées sur un bateau en mouvement et par grosse mer. On imagine quelques secondes d'emportement frénétique et incontrôlable, ces doigts fins et noirs crispés sur les gâchettes, tendus par quatre jours de navigation et d'attente, ces corps maigres tendus par l'adrénaline et la fatigue, ces yeux rougis par le Quat, une plante aux vertus hallucinogènes, excitantes et coupe-faim, que l'on consomme souvent en Somalie. Comme pour compléter la démesure de la scène, un des pirates va jusqu'à tirer une roquette, qui, par chance, ne fait que frôler le gréement du Tribal Kat.
 
            Par chance pour Evelyne Colombo, car son mari, Christian, succombe à l’assaut, sans doute pour avoir tenté de faire fuir les ravisseurs avec un pistolet de petit calibre. Elle n'aura que le temps de l'apercevoir prostré dans son sang, sur le pont du bateau, avant qu'ils ne le jettent à l'eau. Un otage mort n'a pas de valeur, et les pirates savent qu'il ne faut pas laisser de trace. Sans ménagement, kalachnikov sur la tempe, elle est ensuite mise à contribution du pillage de son propre bateau, fruit de plusieurs années d'économies avec son mari de 40 ans. Un «rêve assassiné» dira l'avocat de la partie civile; le rêve d'une retraite dorée de cabotage autour du monde, entre Chypre et les Antilles, Hong Kong et les Maldives, jusqu'à la Thaïlande, un jour, peut-être.. On arrache de force à Evelyne jusqu'à son alliance. «Coquille vide», elle se laisse embarquer dans le skiff des ravisseurs pour 48h de captivité, couchée sous une bâche, dans trente cm d'eau, violentée par la douleur de la perte et de la peur, autant que par celle de la faim, de la fièvre et du froid. En deux jours, on lui donnera une boite de thon, juste assez pour laisser en vie une marchandise qu'on prévoit de vendre à prix d'or grâce aux systèmes d'assurance occidentaux. Le lucratif projet échoue cependant lorsqu'un navire espagnol de la force européenne d'intervention contre la piraterie dans le Golfe d'Aden prend d'assaut les pirates. Après un échange de tirs nourris, deux pirates, vraisemblablement les chefs de l'expédition, Shinay et Abdulahi, perdent la vie, quatre autres sont blessés.
 
            Par miracle, Evelyne est sauve. Le calvaire peut changer de camp. Malgré une reddition générale dès la mort de leurs chefs, les pirates sont appréhendés, conduits de force dans le bateau, brinquebalés à fond de cale, les yeux bandés, jusqu'en France. Ils y subissent quatre jours de garde-à-vue, quatre ans et demi de réclusion provisoire dans les prisons de France, quinze jours de procès, et la menace de nombreuses années encore. L'avocat général demande entre 18 et 22 ans de réclusion, soit quasiment la peine de perpétuité mais n'obtiendra qu'entre 6 et 15 ans, montant auquel il faudra déduire le temps de prison déjà effectué. Les peines lui sembleront trop légères. À bien y regarder, elles sont déjà lourdes pour ces orphelins du monde.
 
            Des incubateurs de soldats aux usines à fous
 
            Eux qui n'avaient pas grand chose à perdre en Somalie ont en effet tout perdu durant ces quatre années; privés de tout contact avec leur proches, souvent privés d'interprètes en prison, séparés les uns des autres pour les besoins de l'enquête, ils sombrent tous, à des degrés différents, dans des états psychiatriques proches de la folie. Alors que le premier examen psychologique, réalisé par l'instruction en 2011 au début de leur incarcération, diagnostiquait pour tous un «état psychologique équilibré et stable», tous sont aujourd'hui gavés d'antidépresseurs et de somnifères, d'antipsychotiques pour les cas les plus graves. «Je me surprends à parler avec ma femme et ma fille. Elles apparaissent devant moi, mais je sais qu'elles ne sont pas vraiment là» raconte Brug Ali Hartan au psychiatre. Pour ces hommes qui vivaient dans des huttes en Somalie, la violence du déracinement culturel s'ajoute à celle de la solitude extrême. «Quand je suis arrivé en France, je suis devenu fou; je n'avais jamais pensé monter dans un avion ou un bateau de toute ma vie, je n'avais jamais vu de route goudronnée ou d'immeubles à plusieurs étages. Ici, je suis comme une bête dans une cage.» Depuis 2011, il affirme avoir perdu trois-quarts de ses capacités intellectuelles.
            Fahran Abshir Mohamoud, lui aussi, a mal tourné. Mécanicien en Somalie depuis son enfance, âgé de 16 ans à l'époque des faits, il est l'objet en 2012 d'une ablation du poumon droit en prison. En l'absence d'un interprète, on lui explique l'opération par signes. Il comprend mal. Lorsqu'il constate, après l'opération, la cicatrice de 50 cm qui court sur son dos, éclot en lui l'affreuse certitude qu'il n'est pas un prisonnier comme les autres; pour son cerveau malade, il n'est désormais plus qu'un «assemblage de pièces détachées destinées à être vendues une par une» jusqu'à ce que mort s'ensuive. Dans cet enfer mental le psychiatre est immédiatement intégré, chargé bien sûr du recel du cerveau. «Psychose schizophrénique hallucinatoire» déclare-t-il à l'audience sur le ton de l'évidence. Par manque de personnel, on met pourtant plusieurs mois à diagnostiquer cette maladie au jeune Abshir Mohamoud, et à lui prescrire neuroleptiques et somnifères, médicaments qui ne le soignent qu'au prix d'un sommeil profond l'occupant quinze heures par jour. Pour Me Elise Arfi, son avocate, «la justice ne juge aujourd'hui que les restes d'un homme». On comprend, soudain, mieux ces regards vitreux, ces corps apathiques, ces têtes lourdes. Sur le banc des accusés, sept hommes brisés par quatre ans et demi de solitude, par l'isolement, par les effroyables conditions de détention propres aux prisons françaises.
 
            Car leur état psychiatrique est loin d'être un hasard.
 
            La France, si bonne pour donner des leçons de justice à travers le monde, est en effet spécialiste de cette reconversion toute particulière qui consiste à faire entrer des gens sains pour faire sortir des fous. Le dernier rapport officiel du ministère de la Justice sur la santé en prison (dont l'ancienneté révèle l'intérêt que l'Etat porte à la question), rédigé par Jean Louis Terra en 2003 estime que 80% des personnes sous écrous présentent une pathologie psychiatrique (47% de troubles dépressifs, 34% de dépendance à substances illicites, 24% de troubles psychotiques). Si un prisonnier sur cinq y entre déjà atteint, les prisons françaises sont pour les autres de véritables usines à fou. En plus de favoriser de telles maladies, la prison les aggrave, comme le dénonce encore en Avril 2016 un rapport de l'ONG Human Right Watch intitulé «Double peine: Conditions de détention inappropriées pour les personnes présentant des troubles psychiatriques dans les prisons en France». Selon l'organisation, «les conditions de détention et l'insuffisance des traitements médicaux aggravent les souffrances» affirme-t-il. Retenons seulement qu'en France, un détenu se suicide tous les trois jours, soit sept fois plus qu'à l'extérieur. C'est le taux de suicide carcéral le plus élevé d'Europe. Ces sept somaliens, qui n'avaient sans doute qu'une très vague idée de ce qu'était la France avant d'y être incarcéré, auraient-ils pu imaginer pareil traitement, eux qui le subissent d'autant plus violemment qu'ils ne bénéficient ni des visites de leurs proches, à près de 10 000 km de là, ni même de la présence de camarades avec qui échanger dans leur langue natale? Dès lors, peut-on raisonnablement juger ces hommes comme s'ils étaient de simples français, comme si la justice française les avait frappé du même mal, comme si, une année pour eux dans les prisons françaises était équivalente à une année pour nous?
 
 
            Juger les orphelins du monde
 
            On nous répondra que pour les Somaliens, l'enfer des prisons françaises est un moindre mal par rapport à la vie là-bas, à ce qu'ils auraient pu attendre des tribunaux islamiques qui coupent des mains à tour de bras. «Lorsqu'on nous a arrêté, j'étais heureux, car j'ai su que mon calvaire s'arrêtait là» affirme même l'un d'eux, Saïd Ahmed Djama. Quel calvaire lui demande-t-on? «Toute ma vie, l'expédition pirate, la vie là-bas (en Somalie)...» répond-il. Coupable d'un crime qu'il ne cherche pas à nier, sa vie paraît plutôt être celle d'une victime. Victime d'abord d'une terre sans droit, d'un pays sans Etat, où la vie ne commence pas comme pour la majorité des enfants du monde par l'école mais par le travail. Toujours le travail. Du plus loin que remontent ses souvenirs, Saïd Ahmed Djama a travaillé, d'abord comme berger, gardien de dromadaires au côté de son père, puis comme cueilleur d'encens. Pauvre d'entre les pauvres, il est alors victime à nouveau, cette fois d'un système économique vicié par la loi du plus riche, par l'absence d'autorité régulatrice, par l'anarchie omniprésente.
 
            Lorsqu'il s'engage comme cueilleur d'encens auprès d'un exploitant des montagnes du Puntland, sa région d'origine, il met le doigt dans un engrenage kafkaïen qui emportera sa vie. Dans ces montagnes isolées, le système de rétribution des cueilleurs est en effet bien étrange. La récolte dure neuf mois. Le propriétaire paye, mais seulement à la fin, et en fonction de ce qu'on a récolté. En attendant, il prête de l'argent à ses employés pour nourrir leurs familles. Si la dette ainsi contractée doit en théorie être remboursée par le salaire de la récolte, cette dernière est toujours trop mauvaise pour que l'argent qu'il donne à ses employés soit égale à ce qu'il leur a prêté.
            Dès sa première saison, à 10 ans, Saïd Ahmed Djama est endetté. Dépendant de son employeur, il doit revenir l'année suivante. Comble de l'ironie, le métier est si dur -il faut grimper dans les arbres pieds et mains nus, passer entre les branches noueuses des arbres à encens, tomber sans protection, remonter, parfois par des chaleurs avoisinant 50°C- que son corps s'use vite, et qu'il est chaque année moins efficace, donc moins bien payé. Chaque année il voit s'accroître le fardeau de sa dette, si bien que quinze ans plus tard, en 2011, âgé de près de 25 ans, Saïd Ahmed Jamah touche 25$ par an mais doit à son employeur plus de 450$. Il doit faire des petits boulots, mais la situation économique n'autorise que des salaires au lance-pierre pour ceux qui n'ont que leurs mains à vendre. Lorsque Chinay lui propose 100$ pour partir quinze jours en mer, il voit s'ouvrir une porte de sortie. Elle s'ouvrira en effet, non pas comme il le croyait en réussissant l'objectif de la mission, «ramener des otages occidentaux pour les échanger contre de l'argent» (comme il l'avoue lui-même), mais «grâce» à l'assaut espagnol et aux prisons françaises. Après l'angoisse d'une telle spirale, la menace permanente des mafias et des sectes radicales3, difficile en effet de faire pire.
 
            Aussi bizarre que cela puisse nous paraître, Farhan Abdislam Hassan, lui aussi, est reconnaissant vis-à-vis de la France. Cet ancien pêcheur, pirate de quelques mois tout au plus, est reconnaissant d'avoir été arrêté sans violence, oubliant la balle qui lui a sectionné deux doigts lors de l'assaut espagnol, les jours de voyage à fond de cale, les yeux bandés, sans aucune information sur sa destination, les quatre jours interminables d'interrogatoire qu'il a subi. Il est reconnaissant d'avoir été gardé dans les prisons françaises quatre ans durant, d'avoir été maintenu au chaud malgré les vitres brisées de sa cellule en plein hiver, d'avoir été si généreusement nourri et logé malgré les cafards dans la purée et les matelas plein de puces parfois jetés à même le sol, d'avoir été si bien encadré malgré l'absence d'interprète, si bien soigné après les passages à tabac dont sont victimes les faibles lors des promenades. Il est reconnaissant d'avoir obtenu l'autorisation de travailler, d'avoir fait 2900 heures à 1,90€ de l'heure, fier d'avoir payé des impôts à l'État français pour ce travail, lui que l'avocat général - représentant des intérêts du même État - menace pourtant d'une interdiction définitive de séjour sur le territoire français. Il est reconnaissant enfin d'être jugé par une justice «formidable» où «ce ne sont pas les hommes qui jugent, mais les lois», loin de l'arbitraire et des châtiments violents imposés par les tribunaux islamiques qui font sporadiquement office de justice en Somalie. Il est reconnaissant envers cette justice qui demande pourtant aux jurés «d'oublier ses conditions de vie en Somalie» et réclame autant d'années de prison (22) que pour le braqueur multirécidiviste Redouane Fahid, accusé de complicité du meurtre d'Aurélie Fouquet, jugé au même moment dans une autre chambre d'Assises du même Palais de Justice. Lorsque le président du tribunal lui demande s'il veut ajouter quelque chose, il répond juste «merci». Il paraît sincère. Leur politesse frappe. Dans le boxe, sept criminels, certes; mais à y regarder de plus près, on voit surtout sept orphelins du monde, sept enfants meurtris par la vie, sept damnés de la mer que la vie a tant brimés qu'ils sont heureux d'avoir trouvé une mère d'adoption, fut-elle cette République marâtre qui les traite si mal et menace de les renvoyer si froidement à leur enfer natal.
 
            Cette reconnaissance est témoin de leur vie. La prendre en compte, ce n'est pas excuser le crime, c'est le comprendre. «Considérer leur personnalité, ce n'est pas un traitement de faveur, c'est la loi», répond un avocat de la défense à Mme l'avocat général qui prônait dans son réquisitoire de «laisser de côté les conditions de vie, secondaires par rapport à la vie elle-même». Certes «ce n'est pas la Somalie qu'on juge ici», mais leur crime ne peut être compris qu'à l'horizon de ces déserts stériles et ravagés qui les ont vu naître. Aidé par la défense, on comprend peu à peu que cette audience n'est pas la rencontre d'un groupe de criminels d'une part et de deux victimes de l'autre, mais bien plutôt celle de deux souffrances dont l'une est tragiquement la conséquence de l'autre. S'il est vrai qu'ajouter de la souffrance à la souffrance ne soignera jamais les maux du monde, la pertinence de ce procès interroge.
 
            Instruction impossible, portraits flottants
 
            Sur le plan pratique, le procès s'avère être un véritable casse-tête. On ne juge pas des faits, mais des hommes, et le travail de la justice française consiste avant tout à dessiner le plus finement possible les trajectoires des accusés pour déterminer aléas et responsabilités.
 
            Or, face au désert institutionnel que constitue la Somalie, la justice française ne peut faire qu'un constat d'échec. La séance du 7 avril le montre, dans laquelle un par un sont tracés à gros traits les parcours de ces hommes. Dès leur naissance, d'habitude simple formalité, la machine judiciaire se grippe. «Vous êtes né en 1980 ou en 1990, Monsieur?» demande l'Avocat général, passablement agacée, à Brug Ali Hartan. « En 1980 » affirme-t-il. On doit le croire. Quatre ans d'instruction n'ont pas suffit à apprendre avec la plus petite certitude la moindre date de naissance. Heureusement, on peut leur faire confiance pour dire la vérité. D'Ali Hartan, on sait par exemple qu'il a été cireur de chaussures entre sept et quinze ans. On sait qu'il a ensuite été chauffeur de taxi, puis qu'il a rencontré une certaine Ibo Abbas, vendeuse de thé sur la plage. On sait qu'il s'est marié avec elle, a eu deux enfants, et vivait avec eux dans une hutte avant de partir faire le pirate. Sur lui on connaît même des choses personnelles, comme l'origine du handicap à la jambe qui rend boiteuse sa démarche; à la suite d'une chute qui lui a brisé la cheville, les «médecins» du village ont décidé de brûler les tissus gonflés pour les soigner. Malgré ce traitement, la blessure n'a pas guéri, la jambe a commencé à se déformer durablement, ses frères à l'appeler «l'handicapé». On sait que c'est à ce moment là qu'il a commencé à mâcher le Qat, pour soulager la douleur et la tristesse d'être persécuté par ses camarades qui vont jusqu'à lui planter des coups de couteau pour le brimer. Il a montré ses cicatrices. D'Ali Hartan on connaît énormément. Sa taille? «Entre deux mètres et des poussières et 1 mètre 50». Quoi d'autre? Ah oui, on sait que son père est mort en 2004... à l'âge de 130 ans. Ou bien était-ce en 2006? En 2008, peut-être? Ça lui aurait fait combien?
            On doit croire de toutes façons. Avec quoi vérifier? Où donc est l'ambassade de Somalie qui nous renseignerait sur ces sept hommes? Où donc est la mairie qui nous fournirait leurs actes de naissance. Où donc est l'hôpital qui produirait une attestation de soins? Sur eux, pas le moindre document écrit. Suprême approximation. Le bras de la justice, habitué à fouiller avec insistance dans les moindres méandres des vies dont elle déterminera le cours, se casse amèrement le petit doigt. «Mon rapport est essentiellement déclaratif» reconnaît honnêtement la pauvre psychologue face aux avocats de la défense, après son portrait de Mr Ali Hartan. «Exclusivement», précise-t-on. Instruction impossible. Les limites du procès s'imposent à tous: c'est parce qu'il n'y a pas d'État somalien qu'on juge ces hommes - sans quoi il aurait réclamé de juger lui-même ses ressortissants, les faits s'étant déroulés dans ses eaux territoriales -, mais c'est aussi parce qu'il n'y a pas d'État Somalien qu'on est dans l'incapacité pratique flagrante de le faire bien. Outre ce néant administratif, ajoutant un peu plus à la confusion, le fossé culturel est lui aussi palpable.
 
            Témoins de leur propre procès
 
            Dans la salle d'assise encombrée par un ballet de robes noires (14 avocats au total, deux par têtes, commis d'office aux effectifs exceptionnellement doublés pour répondre aux exigences inédites), la communication ne passe pas. On a beau s'habituer à cet écho lancinant, celui des deux traducteurs somali qui, penchés sur le boxe des prévenus, tentent de traduire en temps réel le déroulé du procès, la procédure en est inévitablement parasitée.
 
            D'abord, il faut les laisser parler, les attendre, les faire répéter, dans un sens puis dans l'autre, abandonner souvent l'ambition de palier aux nombreuses incompréhensions qui naissent des dialogues entre les prévenus et l'audience. «C'est pas grave, passons», diront souvent l'avocat général ou le président du tribunal par soucis d'efficacité.
 
            Ensuite, l'accent des traducteurs laisse penser qu'ils sont loin d'avoir l'armature conceptuelle nécessaire pour traduire si vite le jargon verbeux des juristes, des médecins, des psychiatres, des politologues qui se succèdent à la barre. Quiconque arrête un peu son attention sur eux verra qu'ils ne traduisent que par bribes, ne répétant souvent que les mots clés, parfois seulement quelques noms propres. Les sept somaliens, qui vivent pourtant les jours les plus capitaux de leur courte existence, ne sont que les témoins lointains de leur propre procès, condamnés à cette demi-présence qui fixe leurs regards dans le vague, fait ployer leur tête vers le sol, les change en des statues inertes et molles.
 
            Et si eux ne comprennent vraisemblablement pas grand-chose au procès, la distance se fait sentir dans les deux sens. Pour être sûr qu'on ne confonde pas ces visages tous identiques, ces noms aux consonances si exotiques, on leur a même donné des numéros - pirate n°1, pirate n°2, pirate n°3... Mais rien n'y fait. Un épisode en particulier, aura immanquablement laissé son emprunte indélébile dans les mémoires. Lorsqu'un des experts chargé des enquêtes de personnalité confond malencontreusement le patronyme de deux des prévenus, la victime de la méprise se lève avec fureur. La voix brisée, l'oeil noir, la bouche amère, la main brandie vers les juges en un couperet menaçant, il vocifère soudain contre cet expert incompétent, contre cette justice de paille qui prétend le connaître et lui parle d'un père qu'il n'a jamais connu. Le sentiment d'injustice est palpable. L'incompréhension mutuelle aussi. L'assistance se glace, craignant les insultes, le dérapage; nul pourtant ne l'arrête. Le traducteur, heureusement débordé, ne traduit presque rien. Jamais la fine barrière de plexiglas vitrée n'avait matérialisé une distance aussi fondamentale entre l'audience et les prévenus. Nous ne sommes pas du même monde. Ils viennent de trop loin sans doute, leur vie nous est trop étrangère pour que nous les comprenions réellement. Et la durée de l'instruction, plus de quatre ans, fonction de cette immense part d'inconnue qui nous sépare, nous sépare d'avantage encore. Les experts comme les prévenus ont eu le temps de vieillir. Ils oublient, bafouillent, passent dans leur note d'interminables minutes de silence... Instruction impossible.
 
            Égalité sélective et juridiction universelle
 
            Au delà des impasses pratiques, ce procès pose des questions de principe. De quel droit la justice française juge-t-elle ces sept somaliens, au nom de quel principe, au nom de quelle justice universelle? Dans les faits, c'est par une compétence universelle, établie en 1958 par la première Convention Internationale des Nations Unies sur le Droit de la Mer à Genève, réinscrite dans le droit de la mer par la Convention de Montego Bay en 1982, que la France s'est arrogé cette juridiction. L'article 19 de ce texte, fréquemment réaffirmé, y spécifie que tout État saisissant en haute mer un navire sous le contrôle de pirates pourra les juger selon sa propre législation et sur son sol. La légitimité d'une telle compétence universelle, si elle existe de manière abstraite en tant qu'elle s'inscrit dans une dynamique internationale de lutte contre l'impunité, semble faire face dans notre cas précis à une série d'obstacles de taille.
 
            D'une part, les règles internationales tiennent leur légitimité d'avoir été validée et construite par des Etats rassemblés en «communauté internationale», donc d'être l'expression indirecte de ceux sur qui elles s'appliquent. Or jamais la Somalie (sous protectorat Italien en 1959, en pleine guerre civile en 1982 et jusqu'à aujourd'hui) n'a participé de manière souveraine et représentative à aucune de ces conventions internationales. Seuls des États le peuvent, elle n'en a jamais été un. Comment dès lors affirmer que les «ressortissants» somaliens doivent être jugés par des lois qu'ils n'ont pas faites et dont ils ignorent jusqu'à l'existence? Certes, «nul n'est censé ignorer la loi». Mais cet énoncé, présupposé indispensable au fonctionnement de toute justice, n'a de sens que dans le cadre d'une société constituée en Etat, idéalement démocratique, parce que la loi y est symboliquement le fruit de l'expression de la volonté générale et qu'elle s'exprime en retour de manière régulière dans l'espace public à travers la publicité des procès. Est-ce raisonnable d'affirmer qu'un somalien quasi-analphabète (peu ou jamais scolarisés, ils savent à peine déchiffrer les 22 lettres de leur alphabet), gardien de chèvre, cueilleur d'encens ou pêcheur, jamais sorti ou presque de son village natal du Puntland, ne peut ignorer, sinon même imaginer possible, les principes du système juridique français?
 
            Car c'est bien avec les lois françaises (et non les lois internationales) que sont jugés ces hommes. Un autre problème, plus spéculatif celui là, se pose alors, celui de la relativité et de l'historicité de la justice. Malgré l'illusion d'universalité que donnent aujourd'hui la mise en place d'une justice internationale et l'attribution de compétences universelles en matière de justice, la justice en tant qu'institution, et précisément parce qu'elle en est une, n'a rien d'universel ou d'intemporel. Bien au contraire, tout système judiciaire est situé, élaboré lors de circonstances particulières, selon des processus socio-économiques contingents, localisés, toujours singuliers.
 
            Si la piraterie, définie en droit français comme «le fait de s'emparer ou de prendre le contrôle par la violence d'un moyen de transport à bord duquel des personnes ont pris place» est aujourd'hui passible de vingt ans de réclusion criminelle (article 224-6 du code pénal français), il n'en a pas toujours été ainsi. L'historien athénien Thucydide (455-404 av JC), dans son Histoire de la Guerre du Péloponèse, se fait ainsi le témoin d'une période où «cette activité (la piraterie) ne comporte pas de honte, et même apporte un surcroît de renom». Sans remonter aussi loin, on note dans l'Histoire des phases de piraterie d'Etat, comme c'est le cas de la «guerre de course», menée par la monarchie française tout au long du XVIIIe siècle pour lutter contre l'Empire britannique. Dans le but de nuire à moindre frais aux économies des États adverses, elle consiste pour le roi à octroyer à des entrepreneurs privés des «lettres de marque» qui les autorisent à piller sans vergogne tout navire battant pavillon ennemi, qu'il soit civil ou non. Entre 1690 et 1780, ces lettres permettent ainsi à plus de 23 000 sujets français de vivre de cette activité prédatrice. Condamnée lorsqu'elle nuit aux intérêts économiques et aux volontés de puissance des nations, la piraterie a ainsi pu faire l'objet d'un encouragement de la part de ces dernières dès lors qu'elle les servait.
 
            Sans dire que la piraterie n'est pas un acte répréhensible pour une grande majorité des sociétés aujourd'hui, sans dire que sa normalisation à certaines période la légitimerait aujourd'hui, sans dire encore que ces sept Somaliens n'avaient pas conscience que faire acte de piraterie était sans doute, d'une manière ou d'une autre, quelque chose de moralement répréhensible, il est impératif de rappeler que la gravité de la piraterie, comme celle du meurtre, diffère selon les époques, les sociétés, et surtout leur degré de violence. Dans un pays où 260 000 personnes sont mortes de la faim entre octobre 2010 et avril 2012 (soit précisément à l'époque des faits, en 2011), où la FAO estime  que «12 Millions de personnes ont besoin d'une aide d'urgence», dans un pays dominé par des milices claniques qui rackettent les populations en vertu d'une pratique culturelle locale de la razzia, où la pêche est rendue impossible par le largage sur les côtes de déchets toxiques par les flottes occidentales et par le pillage des ressources halieutique par les flottes asiatiques, où l'agriculture est ruinée par la désertification, peut-on réellement imaginer que «capturer des européens pour les échanger contre de l'argent» (objectif avoué de leur expédition) soit un acte aussi répréhensible qu'en France? Les lois, même lorsqu'elles sont dites internationales, sont les produits de codes moraux, eux-mêmes construits sur des usages propres aux sociétés dans lesquelles ils s'expriment. Prétendre appliquer à leurs actes notre justice, c'est vouloir leur imposer nos codes -quelque soit le caractère universel qu'on veut y voir - preuve évidente d'une logique néocolonialiste.
 
            Sur le plan pratique, le fossé «civilisationnel» (écarts de développements, de structures politiques, de formes de vie sociale) que l'on prétend pouvoir franchir d'un bond par cette justice universelle d'exception, provoque une autre limite à ce procès, celle de son efficacité. La justice, telle qu'elle se conçoit en France, est éminemment prospective, tournée vers le futur. Elle a avant tout un rôle normatif, qui vise à imposer aux individus d'une société donnée des normes de conduites, en leur montrant comment les écarts à ces normes sont sanctionnés par la société. Cette efficacité prospective, activité de dissuasion, ne peut donc se produire que s'il y a publicité de la justice d'une part, mais également projection de chaque citoyen, en tant que justiciable, dans la personne jugée. Compte tenu de l'état des communications entre la France et la Somalie, il est évident que les Somaliens n'entendront sans doute pas parler du jugement de leurs sept compatriotes, et qu'à l'inverse nul français ne pourra sincèrement se projeter  dans cette interdiction de la piraterie. La condamnation de ces sept pirates, fut-ce à la peine de mort, n'aura sans doute jamais d'incidence réelle sur la piraterie.
 
            Pourquoi ce procès? Certes, il est toujours douloureux de laisser un crime impuni et de surcroît le meurtre d'un de ses ressortissants est une chose difficile à accepter pour une nation au rayonnement politique et diplomatique aussi considérable que celui de la France. Les faits sont graves, la mort d'un homme, et la «condamnation à perpétuité» de sa femme par l'assassinat semble appeler réparation. Mais la justice, si elle veut être autre chose qu'une «forme endimanchée de la vengeance» (comme le rappelle justement un avocat de la défense),  doit avoir une dimension égalitaire, s'appliquer à tous de la même manière, et l'ignorance dans laquelle on tient ce qui se passe quotidiennement en Somalie donne un écho morbide à cette attention subite qu'on donne à cet espace dès qu'un Français est en jeu. La compétence universelle de la France est sans doute nécessaire pour lutter contre l'impunité, mais si cette lutte est autre chose qu'un prétexte, pourquoi ne pas lutter contre l'impunité qui a cours en Somalie même? Si la France ne veut pas s'en donner les moyens, qu'elle reconnaisse les limites de son empire sur le monde. En deux mots, il ne peut y avoir de justice universelle légitime sans projet d'une égalité universelle.
 
            Et la situation d'inégalité dont sont victimes ces Somaliens est d'autant plus flagrante qu'ils n'ont pas été appréhendés en haute mer (c'est à dire à plus de 200 milles de toute côte étatique), mais dans les eaux territoriales somaliennes (à moins 24 milles du tracé de côtes), espace qui aurait théoriquement du être sous contrôle de l'État somalien si ce dernier n'était pas qu'une utopie terrée dans quelque camp fortifié de l'ONU à Mogadiscio. C'est parce qu'ils sont les rejetons d'une terre sans État, fils d'une friche de l'humanité, orphelins du monde, que ces sept hommes sont aujourd'hui jugés par la France. Peut-on seulement imaginer l'inverse, la capture de sept Français, saisis en infraction au large des côtes de Bretagne, traînés à fond de cale jusqu'à la corne de l'Afrique, enfermés sans procès quatre ans durant dans un pays complètement étranger, sans nouvelles de leurs proches, jugés, puis enfermés encore pendant de longues années, sans qu'il y ait une mobilisation des autorités?
 
            En définitive, ce procès est le fruit -tout autant que le révélateur- de rapports de forces déséquilibrés entre grandes puissances et petits «États» à l'échelle internationale qu'il serait vain de nier. Le choix par les puissances européennes et internationales de la solution militaire à travers l'opération Atalante aux dépens d'une solution politique au long terme passant par un relèvement étatique et économique de la Somalie est révélatrice d'une volonté de maintenir en l'état ce rapport de force, dans une logique de domination de l'espace bien plus que dans celle d'une quête de la justice universelle. Ainsi, pour le géographe Jérôme Lageiste1, «la multiplicité des forces déployées pour le dispositif sécuritaire permet (…) à chaque grande puissance maritime mondiale de faire valoir son droit régalien, de marquer sa présence, sinon sa puissance» dans un des espaces les plus stratégiques du globe. Au large de la corne de l'Afrique court en effet l'une des routes maritimes les plus empruntées du globe, reliant l'Europe à l'Extrême-Orient, et support de près de 20 % des échanges mondiaux et de 12 % de la production d'hydrocarbure. Si les résultats militaires et stratégiques de l'opération Atalante sont impressionnants (le nombre d'attaque est passé entre 2010 et 2016 de 172 à 0), l'absence d'action sur les causes socio-économiques de la piraterie (absence d'État et de perspective économique légale) semble condamner à une présence éternelle cette force militaire. L'hypocrisie de cette action européenne, qui prétend oeuvrer pour la fluidité des circulations maritimes internationales, est à cet égard notoire.
 
            Liberté conditionnelle pour les enfants du Sud
 
            Si ces sept Somaliens risquent la réclusion à perpétuité, dans ce pays qu'ils connaissaient à peine avant de venir et dont ils ne connaissent, à présent, que l'univers carcéral, c'est en effet pour avoir porté atteinte au principe de la liberté des mers. Ce principe, énoncé dès le XVIIe siècle par les empires européens (l'ouvrage Mare Liberum de Grotius, rédigé en 1609, en est un précurseur) et entériné dans la Convention sur le Droit de la Mer de Montego Bay en 1982, interdit formellement toute entrave à la libre circulation des hommes sur toutes les surfaces maritimes du globe. Or, à l'heure où l'Europe s'hérisse en forteresse infranchissable, faisant de la méditerranée une vaste fosse commune pour ses indésirables, les leçons de liberté que professe la France à travers sa juridiction internationale résonnent de manière bien creuse. Revendiquer pour ses propres ressortissants une absolue liberté de circulation sur la totalité du globe tout en construisant des barrières à ses propres frontières relève de l'hypocrisie la plus violente. Plus encore que signer l'impasse de l'universalisme judiciaire face à des hommes sans attaches, ce procès révèle ainsi les contradictions profondes des pays du Nord dans leur politique extérieure, entre volonté de puissance et principes humanistes, entre sanctuarisation de leur propre espace national et ouverture absolue de tous les autres à leur profit.
            L'économiste Samir Amin, pilier de «l'alter-mondialisme» et théoricien du  «développement inégalitaire», rappelle ainsi que «cette piraterie (dans l'Océan Indien) vient en réponse à une autre qui l'a précédée. Le pillage des ressources halieutiques et leur destruction par la pollution de l'Océan Indien désormais sans restriction faute d'Etat somalien pour faire respecter les lois internationales.» Quinze ans plus tard, à l'audience, le politologue Julien Théron, appelé par la défense pour brosser un bref portrait historique et géopolitique de l'espace somalien, abonde dans ce sens. À la prédation terrestre multidimensionnelle dont souffre le territoire somalien depuis près de 200 ans (rivalités impérialistes dès 1875 entre les puissances coloniales britannique, italienne et française, conflits inter-claniques renforcés par les impérialismes américains et russes pendant la Guerre Froide, velléités expansionnistes des pays frontaliers que sont le Kenya et l'Ethiopie, influence des puissances islamistes de la Péninsule Arabique..) correspond une prédation maritime au moins aussi dévastatrice pour ce pays encerclé par la mer.

            Ce que David Cushing appelle «la seconde révolution industrielle de la pêche», courant selon lui de 1970 aux années 1990, et qui voit le passage d'une production annuelle mondiale de poisson de 67Mt à 90Mt actuels, se développe au prix d'un double phénomène de développement technologique des pratiques de pêche (qui met hors jeu la pêche traditionnelle des pays du Sud et sa faible capacité d'investissement) et de l'extension des pêcheries européennes et asiatiques vers celles des pays du «tiers monde».

            Parallèlement, les flottes internationales utilisent ces mêmes espaces comme déchetterie, notamment pour les déchets les plus toxiques, refusés partout ailleurs par les acteurs étatiques. Au même moment où les Etats privatisent les ressources de leurs propres zones d'influence grâce à la définition de Zones Economiques Exclusives, ils encouragent les acteurs économiques à étendre leur activité dans les pays qui n'ont pas les moyens d'exploiter ou de protéger leurs propres ressources. Cette double activité de «protection et de projection» mise en lumière par Antoine Frémont, révèle ainsi une dualité dans la manière de percevoir l'espace mondial qui nuit aux États les plus faibles (et d'avantage encore aux espaces privés d'État).
 
            Selon Julien Théron, la piraterie somalienne serait une cause directe de cet usage prédateur de l'espace maritime somalien par les acteurs économiques des pays développés. Le journaliste canadien Jay Bahadur, après une des seules enquêtes journalistique de terrain sur les pirates somaliens réalisée à ce jour, raconte ainsi l'histoire typique d'Omar, pêcheur devenu pirate à la suite de la surexploitation halieutique de ses eaux de pêche traditionnelle. Face à l'absence du poisson, la piraterie n'est d'abord pas pour Omar et les hommes de son village une alternative radicale à l'activité de pêche, mais au contraire sa continuation légitime. Son poisson quotidien n'étant plus dans l'eau mais sur les chalutiers japonais et chinois, c'est sur ces mêmes chalutiers qu'Omar se décide à aller le prélever. À l'époque sans défense, la prise de ces navires est à court terme beaucoup plus rentable que la pêche, d'autant qu'on se rend vite compte que les otages, bien plus que les poissons, rapportent de l'argent. Un otage peut se négocier à sept millions de $, aurait affirmé un des prévenus lors de ses gardes à vue. Dans un pays où le salaire moyen est de l'ordre de 25$/an, on imagine bien l'attrait que peuvent représenter de telles activités. La logique est simple: «cet espace est le théâtre de la piraterie moderne car des richesses importantes circulent à proximité de lieux en profondes difficultés économiques et sociales»  résume le géographe Jérôme Lageiste.

            C'est un espace de rupture, et la présence des deux touristes Evelyne et Christian Colombo dans le golfe d'Aden, en est révélatrice. Elle illustre une tendance lourde de l'appréhension de l'espace mondial par nos sociétés, la constitution d'un espace de récréation touristique global et toujours croissant par les pays du Nord, la reconversion progressive du monde en un immense terrain de jeu pour privilégiés. Les océans mondiaux, sur lesquels passent chaque année près de 16 Millions de croisiéristes, sont un support parfait de cette expansion du loisir, qui n'a aucun mal à fermer les yeux devant la misère du monde. D'ailleurs, à l'ère du divertissement, tous les espaces deviennent peu à peu des objets potentiels de tourisme. Sous couvert de militantisme politique ou de sensibilisation des consciences, on organise -  à prix d'or - des tours à bord de 4x4 blindés dans les favelas brésiliennes, dans les ghettos palestiniens d'Hebron, sur la frontière entre les deux Corées exactement comme on organise pour les plus riches des sessions de chasse au lion illégales dans les plus grandes réserves d'Afrique. Marchandises, misère humaine et violence politique d'une part et société du divertissement d'autre part cessent d'être antithétiques. Bien au contraire, dans bien des cas, la misère rapporte.

            Mais cette transformation du monde en terrain de jeu ne se fait pas sans risque, et, en tendant à présenter le monde comme un espace lisse, neutre, sans frontières ni zones d'ombres, cette extension permanente de l'espace touristique mondial, provoque souvent la rencontre forcée, avatar de la mondialisation, entre deux mondes aux antipodes l'un de l'autre; d'un côté, le notre, jouisseur, touristique, souriant; de l'autre, le leur, qui voudrait bien l'être sans en avoir les moyens, enfermé dans des préoccupations de subsistance primaire telle que se nourrir, se loger, assurer sa sécurité. Bien plus que la violence des faits (l'assassinat au fusil-mitrailleur, l'abandon du corps à la mer, la séquestration, pratiques issues d'un âge où les impératifs de la survie éclipsent trop souvent la valeur de la vie), bien plus que la violence des changements qui s'abattent sur les vies (celle de la perte d'un côté, du déracinement de l'autre), bien plus encore que la violence du procès en lui-même (entre les insultes des avocats de la partie civile, la froideur implacable de l'avocat général, les plaidoiries manichéennes de la défense, insupportables pour la famille des victimes qui sortent une à une en larme) c'est surtout la violence de cet affrontement qui frappe dans l'affaire Tribal Kat. C'est la violence de la collision problématique d'un monde tranquille, en paix, heureux, avec ses marges, avec les espaces qui lui échappent encore, avec cet «anti-monde» que Roger Brunet définissait comme «cette partie du monde mal connue et qui tient à le rester, qui se présente à la fois comme le négatif du monde et comme son double indispensable.» Qu'on ne s'y méprenne pas pourtant. Cet affrontement n'est pas celui d'un couple de touristes français et de sept pirates somaliens au large du golfe d'Aden. En aucun cas leurs souffrances ne sont antagonistes ou concurrentes, et il serait vain d'essayer de les comparer et de les quantifier pour en attribuer les responsabilités. Ces douleurs sont incommensurables, et de part et d'autres de la cage de verre ces vies gâchées apparaissent tristement comme les victimes collatérales de rapports de forces qui les dépassent. À celui qui voudra cependant juger, qu'il garde seulement en tête les mots de ce proverbe grec: «Celui qui pille avec un petit navire est appelé pirate, celui qui pille avec un gros vaisseau est appelé conquérant.»

Emile Boutelier 

© Crédit photo : LaLibre.be


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