Une nouvelle orthographe simplifiée, proposée dès 1990, est annoncée pour la rentrée 2016 dans les écoles françaises. Elle a pour but de se débarrasser de certaines distinctions sans rapport avec les distinctions phonétiques, autrement dit allégée de difficultés inutiles à la compréhension du texte. La réforme est maladroite, certainement parce qu’elle est incomplète, et tombe sûrement à un moment où d'autres chantiers, plus urgents, sont à mettre en oeuvre. Mais au-delà de la critique de son applicabilité, les réactions négatives font preuve d'une telle virulence qu'il est peut-être temps de se pencher plus sérieusement sur notre rapport à l'orthographe. Les cris d'indignation se mêlent au discours devenu récurrent sur la décadence intellectuelle et culturelle de la jeunesse, qui serait menée en premier lieu par un système éducatif inepte et mal intentionné. Le but de la réforme serait alors simple et cruel : baisser les exigences pour singer la réussite. Il s’agirait pour l’école de tromper les élèves en les préservant des difficultés réelles pour mieux se dédouaner de leur échec , de fuir ses responsabilité en leur faisant croire qu’ils savent le nécessaire, de leur faire perdre l’opportunité d’apprendre une chose qui les élèverait. Mais il faut avouer qu’ici, cette chose que les élèves perdent n’est pas évidente à cerner. Ce n’est pas un pan de l’Histoire de France qui est occulté, ni un livre indispensable à la construction de soi (nous aurons l’occasion de voir plus tard que la prétendue histoire linguistique procurée par l’orthographe est un leurre). Les jeunes élèves ne regretteront pas de n’avoir pas appris à écrire Nénuphar, quand bien même ils pourraient regretter de n’avoir pas lu René. Nous comprenons mieux ce qu’est l’orthographe, et ce en quoi son enseignement consiste, à la lecture de Barthes et de son article Accordons la liberté de tracer*. Nous pouvons résumer son article, déjà très court, de la façon suivante : l’orthographe, en tant que code imposé par l’école et donc l’État (appelée orthographe légale), est une Loi déraisonnable (parce que trop complexe pour être comprise à l’école), discriminante, et surtout traumatisante pour l’individu qui en vient à écrire dans l’appréhension de la Faute. Les difficultés inutiles qu’elle comporte sont autant de boulets aux pieds de l’écriture libre. À ce titre les réformes de l’orthographe seront aux yeux de Barthes nécessairement des échecs, parce que le problème fondamental de l’orthographe est qu’elle est légale, et donc qu’elle exclut, qu’elle culpabilise, qu’elle décourage. Il faut rappeler qu'en disant que l'orthographe est une Loi, Barthes distingue ce code de toutes les autres normes linguistiques, comme la grammaire ou le lexique. Il y a des grammaires locales (mon grand-père m’avait appris que le paysan breton disait être allé chez le médecin "avec sa jambe" pour se la faire soigner), ou des lexiques locaux (pas de meilleur exemple que la chocolatine). La norme grammaticale et lexicale imposée par l'Académie Française se heurte aux néologismes et aux syntaxes alternatives (Yoda ne parle pas de façon erronée, il a seulement sa syntaxe propre). L'orthographe est autrement plus stricte : un écart vis-à-vis de la norme ne peut être qu'une faute. Le Bescherelle et le dictionnaire, qui toujours sont inférieurs au lexique, détiennent cependant toute la vérité orthographique. C'est ce que l'on veut dire quand on insiste sur l'exclusivité politique de l'orthographe, de son absence de culture ou d'intelligence : la grammaire et le lexique dépassent la norme, l'orthographe en est aujourd’hui comme constituée. Barthes espère donner un nouveau souffle à l'écriture en libérant l'orthographe de la norme juridique. Bien que le traumatisme orthographique soit indubitable, il ne s’agit pas de jouer avec lui à l’anarchiste et d’idéaliser une orthographe libre et par conséquent individuelle. Une communication rapide et efficace exige des repères, des distinctions : la parole a ses coupures, sa cadence et ses intonations, son code propre en somme, dont l’écriture non plus ne saurait se passer, et si le code de la parole vient avec l’interlocution qui est toujours régulière et spontanée, celui de l’écrit nécessite un apprentissage forcé. Il ne fait pas de doute que l’école doit apporter une référence orthographique, et qu’à l’école une référence, pour être apprise, doit être contrainte et évaluée. Mais il faut s’empêcher de donner à l’orthographe des airs de patrimoine à conserver. Barthes ne prend pas même la peine de démonter l’argument assez classique des conservateurs, qui consiste à voir l’orthographe comme une porte vers l’histoire de la langue, un angle d’étude du signifiant**, une facette de la beauté linguistique. L’orthographe ancienne est revendiquée comme belle, profonde, significatrice. C’est une terrible erreur que d’attribuer au code les attributs éventuels de la langue, un amalgame qui réduit la littérature à peu de choses en croyant élever ce qui est seulement d’ordre pratique. D'abord, il faut se rendre à l'évidence que l'orthographe ne nous enseigne pas tant de choses que l'on croit. On lui doit une première curiosité pour l'étymologie à la rigueur, juste motivée par le désarroi devant des distinctions orthographiques incompréhensibles f/ph, k/ch, th/t, sc/s/ç/ss/c. On veut croire que ces distinctions nous renseignent, et que la simplification des normes brouillera les pistes de l'histoire du mot. Prenons un exemple pour mieux mettre en échec cette opinion : celui du mot "orthographe" qui, une fois devenu ortograf, fait perdre la certitude que le mot était d'origine grec, et qu'il signifiait "écriture droite". Soit. Sauf que l’écolier, désoeuvré par la polysémie tant du mot « écriture » que du mot « droit », incapable (et c’est normal) de situer l’origine dans son contexte historico-linguistique propre, n’est pas plus renseigné. Sans l'étude de son application dans le texte grec, le mot d'origine n'est porteur d'aucune véritable information. On croit que cela veut dire "bonne utilisation du code d'écriture" parce qu'on sait ce qu'orthographe signifie, et l'on prend le verbiage pour une découverte. Le renseignement sur l'origine du mot est quant à lui très incomplet : le "ph" est spécifique aux mots d'origine grec, mais combien d'origines linguistiques laissent l'orthographe insensible ! Il n'y a pour l'écolier que le critère grec, et ce qu'il prend pour l'orthographe latine rassemble également des mots arabes, anglais, italiens.. Il pense avoir fait de l'étymologie sans avoir même regardé au-delà de l’assemblage des lettres, qui n’est pourtant qu’un reflet d’une sonorité véritablement porteuse de l’évolution du mot. L'étymologie par l'orthographe est un mythe, un mensonge, le terrain d'une linguistique primitive et bête. Contraint d'ouvrir un dictionnaire étymologique, libéré des simples apparences du mot, l'élève curieux aura au moins une chance d'avoir raison. La contribution de l'orthographe à la littérature est également bien plus faible qu'on ne veut le croire. Je la crois absolument réduite à l’anecdote historique. Les conservateurs veulent écrire comme Rousseau le faisait, comme Racine, comme Hugo, et simplifier l'orthographe reviendrait à s'enlever des chances de les lire comme il faut, voire d'espérer suivre leur chemin. Mais comment croire sincèrement que la beauté du "ph" est d'ordre littéraire ? Comment affirmer de bonne foi qu'imiter l'orthographe des Grands nous rapprochera d'eux, et pourquoi dans ce cas ne pas imiter leur graphie ? Il est injurieux pour eux de voir l'orthographe comme un fondement même partiel de la littérature, et trop facile pour nous d'expliquer notre éloignement culturel et intellectuel par une simple question de forme. Des fonctions de l'orthographes, il ne reste dès lors que la plus sérieuse, la seule et unique en vérité : celle de servir de code. Et le code, pour être utilisé efficacement et à propos, ne saurait être là à la seule fin d'être choyé, contemplé, étudié. Ce n'est pas en réformant l'orthographe, c'est au contraire en la mettant en vitrine qu'on la dénature. Pour mieux comprendre l'attachement irrationnel à l'orthographe compliquée, Barthes énonce une phrase tout à fait intéressante qu’il s’agit peut-être de décrypter. « L’orthographe légale a ses charmes, car elle n’est pas sans perversité ». Quelle est cette perversité qui nous fait aimer une orthographe déraisonnable et douloureuse, au moins dans les premières années ? On ne peut douter qu’il y ait un certain attachement à la difficulté, à la petitesse d’un raisonnement dénué de toute véritable pensée, une certaine adrénaline de l’écolier au bord de la Faute, et si l’on veut être parfaitement misanthrope, peut-être au fond de nous la fierté d’avoir pu surmonter ce que d’autres ont dû subir au détriment de leur réussite scolaire. Seule cette perversité peut expliquer notre tendance à faire de l’orthographe encombrée une orthographe agréable : nous aimons nous tordre l’esprit, nous aimons douter, et enfin échapper à la Faute, comme le fou soulagé de ne plus se frapper contre un mur. Si l’on admet qu’une orthographe consensuelle est nécessaire pour communiquer efficacement et de façon cohérente entre les individus (on pourra même concevoir l’utilité politique de l’orthographe légale), il faut cependant se sortir de deux illusions néfastes dans l’approche de la langue écrite. D’abord que l’orthographe existe en dehors des contraintes installées par l’école/État : l’orthographe est exactement l’ensemble de ces contraintes, et une simplification légitime ne peut pas remettre en cause la capacité de l’école à enseigner, bien au contraire. L’école/État, seul capable d’imposer une orthographe générale, est parfaitement en droit de lui appliquer des réformes. Enfin, que simplifier l’orthographe revient à appauvrir la langue. La contemplation de la prétendue richesse de l’orthographe ne fait que dénaturer sa fonction exclusivement pratique, sa fonction de code, et l’adoration de ses fantaisies est, comme le rappelle Barthes au début de son article, simplement digne de Bouvart et Pécuchet. L’orthographe n’est qu’un élément de la langue dont la fonction est d’autant mieux assurée qu’elle est simple. On aurait tort de penser qu’une orthographe compliquée et donc défectueuse n’a pas de conséquences politiques. Issu en premier lieu d’une révolte contre une orthographe jugée inadaptée, le langage SMS parvient à force de simplifications désordonnées et irréfléchies à casser les mots, les mélanger, et finalement à déstructurer la langue écrite dans son ensemble. La dégradation de l’orthographe, même circonscrite d’un point de vue social et générationnel, n’est pas sans remettre en question à la fois l’autorité de l’Etat qui la dicte, et sa capacité à fédérer par une langue unique. Certes l’orthographe sera toujours déraisonnable, et ce constat empêche toute possibilité d’une réforme ultime, d’une solution miraculeuse. Mais à défaut d’un Bien, la réforme est le moyen d’un mieux qui permettrait non seulement de faciliter l’écriture, mais aussi de corriger l’image d’un État cramponné à des ombres, effrayé à l’idée de décevoir les Anciens, fasciné par les inutiles difficultés qu’il inflige et dont il croit qu’elles sont témoin de son pouvoir. Apprenons à aimer la langue, et avec elle l’écriture, pour ce qu’elle est : le moyen d’une construction de soi, d’un partage avec autrui, d’une cohésion au sein d’un peuple. Toute difficulté inutile, tout obstacle trop déraisonnable dans son code ne peut que limiter la communication et encourager au repli sur soi, à la condescendance, à la séparation. Faisons le deuil de notre amour de la complexité, qui prend trop souvent les airs du contentement de soi : une orthographe simple est gage d’humilité. * ci-joint le lien vers l’article : http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article179&lang=fr ** On prendra la définition de Saussure, qui distinguait dans tout signe d’une part le signifiant, soit l’image (par exemple l’assemblage des lettres) et d’autre part le signifié, soit le concept. François Sagot
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Un super remaniement ministériel est actuellement en train de se préparer. Taubira l’a bien senti en posant sa démission pour éviter que son coup d’éclat ne soit dilué dans les nombreux départs du gouvernement. Tout ceci car le mandat de Jean-Louis Debré, président du conseil constitutionnel arrive à son terme. Mais au fait c’est qui ce type ? Pour ceux qui ne le connaîtraient pas il a été ministre de l’Intérieur entre 1995 et 1997 et président de l’Assemblée nationale entre 2002 et 2007. En outre, c’est le fils de Michel Debré, ancien premier ministre du Général de Gaulle et rédacteur de la Constitution qui a fondé la Vème république. Depuis 2007, il a contribué à réveiller une institution fondamentale de nos institutions, le Conseil constitutionnel. Aux Etats-Unis la Cour suprême est une institution phare et exerce une influence considérable sur la politique américaine. Preuve en est, elle a implicitement accorde récemment le droit pour les couples homosexuels de se marier dans l’ensemble des Etats américains sans que le parlement américain ne puisse donner son avis. Il faut reconnaitre à Jean- Louis Debré le mérite d’avoir réveillé une institution endormie tout en assumant parfaitement le devoir de réserve qui était le sien. Monsieur Debré a profondément modernisé cette institution en filmant les séances du Conseil constitutionnel et en traitant un nombre considérable de questions prioritaires de constitutionnalité. En effet, les citoyens peuvent interpeller directement le conseil constitutionnel sur des affaires en cours. C’est une avancée démocratique considérable qui a été mené avec brio. Il a réussi aussi l’exploit d’arriver à mettre dans la même pièce pendant plusieurs heures Jacques Chirac, Valéry Giscard d’Estaing et Nicolas Sarkozy. Quand on sait que les anciens présidents de la République sont des monstres d’ego et que ces trois derniers ont un certain nombre de problèmes à régler ce n’est pas une mince affaire. En effet, Chirac a fait en sorte de faire perdre Giscard face à Mitterrand, Sarkozy a soutenu Balladur après avoir été le fils spirituel de Chirac qu’il a traité par la suite de « roi fainéant ». Ambiance. Ce poste prestigieux est donc très convoité. Laurent Fabius, après avoir traité Hollande de « fraise des bois », mène une lèche active pour avoir le siège. Lionel Jospin, ancienne glorieuse figure de la gauche fait aussi tout pour obtenir le siège. Aucun des deux n’est juriste ni magistrat ce qui pour un tel job est contre-indiqué. Et pourtant, l’homme qui va avoir le pouvoir d’annuler une loi une fois qu’elle est votée n’aura probablement aucune compétence juridique pour justifier si une loi est constitutionnelle ou non. Jean-Louis Debré a fait son travail loin de la lumière des caméras, en remodelant une institution qui en avait vraiment besoin et en gardant sa totale indépendance par rapport au pouvoir politique. La meilleure preuve c’est que Sarkozy a tout fait pour le déloger de son fauteuil a l’époque ou il était à l’Elysée. La révision constitutionnelle actuelle devrait peut-être se pencher sur cette absurdité qui donne un siège automatiquement aux anciens présidents de la République. Il faut être objectif, Chirac n’a plus toute sa tête, Hollande n’a aucune culture juridique et Sarkozy est un professionnel du droit des affaires, pas du droit constitutionnel. Seule la place de Giscard peut se défendre au sens où il appartient à une génération qui a contribué à créer la constitution de la Vème République. En attendant la sobriété de Jean-Louis Debré qui faisait le travail en silence va manquer à nos institutions. (Crédits photo: © Sipa press © AFP © Reuters) |
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Juin 2017
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