La tragédie grecque commençait à s’estomper ; voici que la remplace le drame élisabéthain. Après une année où c’est au Pirée que semblait être apparue la principale voie d’eau dans le navire européen, c’est finalement le Royaume-Uni qui a choisi de mettre les voiles - « Britannia, rule the waves ».
On pourrait débattre sans fin des causes et des conséquences de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne. Paradoxalement, c’est à l’instant même où l’un des cœurs de la civilisation européenne choisit d’abandonner le projet communautaire, que s’incarne pour la première fois un véritable espace public en Europe, où dans tous les pays un langage (« Remain », « Leave », « Brexit ») et un cadre de discussion communs abolissent le cadre habituel des confrontations nationales. Jamais débats politiques n’ont été aussi pleinement européens, n’ont aussi entièrement imbriqué les espaces publics nationaux dans une véritable « démocratie européenne », que ces années de Grexit et de Brexit potentiels, où les unes des journaux français, allemands ou espagnols peuvent tout naturellement titrer sur des oppositions politiques qui font rage à des centaines de kilomètres. En tant qu’économiste, je sais les risques d’une augmentation des barrières douanières et d’une entrave à la libre-mobilité des hommes, des marchandises et des capitaux pour les économies européennes, et britannique au premier chef. Je sais aussi combien il est difficile de faire admettre le raisonnement « contre-factuel » : même si la Grande-Bretagne ne plonge pas dans une dépression massive, le véritable coût du Brexit, c’est la différence entre ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, ce qui sera, et ce qui aurait pu être, les investissements qui n’auront pas lieu, les emplois qui ne seront pas créés, les échanges qui ne se produiront pas. Je sais aussi les doutes qui gagnent peu à peu les générations d’après-guerre (bien plus que leurs petits-enfants) face au consensus libéral, occidental, universaliste et post-national que semblait incarner, un temps, l’Union Européenne. Je tente de comprendre sans les juger les replis nationalistes, la peur de l’impact de l’immigration sur les services publics ou la culture nationale, le sentiment diffus que le projet porté par les élites a depuis longtemps dérivé bien loin de celui qui représenterait les intérêts de cette part de la population qui ne prend pas Easyjet parce qu’elle ne part pas en vacances, qui n’a pas fait d’Erasmus parce qu’elle n’a pas été à l’université, qui ne se félicite pas de l’intégration des pays de l’Est parce que c’est en Pologne qu’a été délocalisée son usine. Je sais combien le pédagogisme européiste écœure, combien les leçons d’européennement correct hérissent désormais le poil de cette « Little England » pleine de défiance pour ceux qu’elle juge responsables de cette trahison des clercs. J’essaie de saisir le ressentiment de l’autre moitié, celle qui reste à quai, pendant que circulent toujours plus vite dans une Europe toujours plus vaste les hommes, les biens et les monnaies. Je vois, comme tous, la force avec laquelle, en Angleterre comme ailleurs, s’incruste dans la chair du territoire cette divergence d’intérêts, s’affiche avec netteté sur la carte du Royaume la sécession économique, sociale, démographique, entre la moitié qui gagne et de celle qui perd. Mais ce n’est pas aux analyses économiques, sociologiques ou politiques que je voudrais m’attacher aujourd’hui. A cette heure entre chien et loup, où dans la pénombre d’un projet européen privé de sa vigie l’on écouter résonner des mots, « nationalisme », « indépendance », que l’on n’entendait plus, que l’on ne voulait plus écouter, il est peut-être ironique que le projet européen reçoive un coup d’arrêt qui déplace l’attention d’Athènes à Londres, soixante-douze ans après un voyage en sens inverse qui en créa l’ambiguïté fondatrice. Décembre 1944. La guerre en Europe se termine, le nazisme est en passe d’être vaincu. Déjà s’ouvrent les grandes tractations avec l’ours russe, l’accord dit « des pourcentages », les manœuvres militaires et diplomatiques pour le partage de l’influence entre Occident et Union Soviétique dans une Europe détruite. Winston Churchill est à Athènes. Dans les rues sifflent les balles, à l’heure où fait rage le Dekemvriana, la guerre civile larvée qui oppose les résistants communistes grecs de l’EAM-ELAS - soutenus en sous-main par Staline, au gouvernement grec revenu d’exil après la défaite du nazisme, appuyé par des troupes britanniques appelées en renfort, mais aussi par des groupes d’extrême-droite. Churchill, virevoltant, croyant, comme à son habitude, en son étoile et au pouvoir des hommes d’exception de changer le cours de l’histoire, réunit hiérarques orthodoxes, comme l’archevêque Damaskinos qui vient d’appeler au cessez-le-feu, militaires alliés comme le maréchal commandant les forces alliées en Méditerranée Alexander, et hommes politiques grecs. Il obtient ce qu’il est venu chercher. Les communistes sont défaits, et un accord finira par consacrer le cessez-le-feu, la possibilité d’élections libres et l’intégration relative de la Grèce dans ce qu’il n’est pas encore convenu d’appeler le bloc de l’Ouest. Les historiens débattent encore à ce jour, parfois violemment, du rôle que joua Churchill en Grèce, et des principes qui guidèrent son action. Volonté visionnaire d’unir l’Europe occidentale, et son berceau grec, contre la menace communiste totalitaire qu’il voit poindre à l’horizon, et de repousser un peu plus à l’est le « rideau de fer » auquel il donnera son nom, quelques mois plus tard, à Fulton ? Dernier soubresaut impérialiste de l’influence britannique, qu’un vieux briscard des armées d’Inde et d’Afrique du Sud refuse de voir sombrer avec le demi-siècle qui s’achève ? Realpolitik cynique où la réaction bourgeoise contre la « grande lueur à l’est » justifie toutes les alliances, même au prix d’une compromission avec d’anciens partisans de la collaboration avec le nazisme ? L’Europe est tout cela à la fois, projet de pacification d’un territoire européen ravagé par les totalitarismes et les meurtres de masses, mais aussi instrument d’influence du camp occidental destiné à peser face à l’ogre soviétique auréolé de sa victoire contre le nazisme et du sacrifice de ses troupes, étrange potion de gains matériels bassement stratégiques et d’idéaux louables, chauffée à feu vif dans le chaudron d’une histoire qui n’a pas clos sa marche. L’Europe n’est ni le seul outil des intérêts bourgeois et capitalistes que ses détracteurs voudraient y démasquer ; ni le simple agrégat de slogans bienveillants et de mots d’ordre démocratiques auquel ses partisans prétendent la réduire. Elle n’est pas l’image désincarnée du bien étendant peu à peu son doux empire, rejetant les ténèbres, marchant d’un pas sûr vers la fin univoque de l’histoire. Elle est une puissance, avec ses objectifs, ses forces et ses faiblesses. Elle est une puissance avec ses compromis et ses compromissions, ni pure institution bureaucratique ni chevalier blanc des droits de l’homme et de l’universel, mais véritable nœud de principes, d’intérêts, de passions et de projets. Elle est un hybride, une chimère, un minotaure, tête d’intérêts et corps de passions. L’Europe est une incertitude, à la fois mouvement et position ; et, comme nous l’enseigne la mécanique quantique, mieux vaut ne pas chercher à connaître les deux à la fois. En bon chat de Schrödinger normalement constitué, l’Europe meurt non de ses contradictions, mais de leur levée ; elle ne résiste pas à la décision d’ouvrir la boîte, parce que son existence et sa marche en avant reposent précisément sur ces ambiguïtés fondamentales, celles qui traversent ses centaines de millions d’habitants aux opinions et aux intérets différents, celles qui opposent des pays aux visées stratégiques distinctes, celles, idéologiques et principielles, d’un mois de décembre 1944 à Athènes. On entend depuis ce matin que, pour reconstruire un projet européen après le « Leave » retentissant des britanniques, quels qu’en soient les ressorts – xénophobie, expression d’un rejet des élites et de la mondialisation qu’elles incarnent, peur de la disparition de l’Etat-providence aiguisée par le discours populiste –, on entend qu’il faudrait lui redonner une identité, une image, peut-être même une figure tutélaire. Le « recentrer », le « clarifier ». Je ne le crois pas. Veut-on vraiment identifier, catégorie par catégorie, les perdants et les gagnants du système, quantifier, mesurer à l’euro près qui a intérêt à rester, qui à sortir ? Le référendum britannique fera souffrir le pays, non seulement des conséquences du Brexit, mais aussi de la révélation, sous une lumière un peu trop crue, des « deux nations » que Disraeli déjà mentionnait, de cette « maison divisée contre elle-même » qui ne peut tenir sur ses fondations. Une démocratie vivante ne gagne pas à la levée du voile d’ignorance, elle requiert cette ambiguïté constructive qui permet à des intérêts pourtant opposés de persister à cohabiter, à équilibrer tant bien que mal un bateau qui tire des bords mais poursuit sa route vers un cap à peu près assuré. La leçon du funambule vaut pour le Royaume-Uni comme pour l’Europe : s’arrêter, jeter un œil en bas vers les abîmes qui séparent nos territoires et nos groupes sociaux, c’est la garantie de la chute ; pour continuer la traversée, mieux vaut porter le regard loin en avant, et, avec le sourire chafouin de Churchill, marcher d’un pas assuré sans vouloir en savoir plus. Antoine Levy
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Juin 2017
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