C’est sûr qu’il ne s’y attendait pas. À 21 ans, ce jeune étudiant qui souhaite rester anonyme a frôlé la mort lors de son séjour Erasmus en Slovaquie. Et ce n’était pas lorsqu’il a chaussé des skis, pour la première fois, dans les régions montagneuses de Banska Bystrica. C’était simplement en allant prendre un verre. ![]() J’ai 21 ans et je suis étudiant à l’université de Reims. Cette année, je suis passé en licence, et j’ai eu la possibilité d’effectuer un séjour Erasmus de deux semestres dans un des pays européens de mon choix. Avec trois copains, on a décidé d’effectuer ce séjour d’études ensemble. D’emblée, on a écarté l’Espagne, l’Italie ou la Belgique, car on souhaitait vivre une expérience totalement dépaysante. Ma filière, Staps (sciences et techniques des activités physiques et sportives), organise un partenariat avec la Slovaquie depuis plusieurs années et ça nous a parlé. En plus d’être originale, la destination était à la portée de nos petites bourses. On est donc parti à l’université en septembre 2016 à l'université Matej Bel à Banska Bystrica, une petite ville de 80.000 habitants au centre du pays. Parce que je suis noir, les gens me regardaient curieusement Au premier semestre, tout s’est bien passé. On a vécu la vie de tous les étudiants Erasmus : pas mal de sorties, de fêtes, et des visites du pays car les voyages en train sont gratuits là-bas pour les étudiants. Assez vite pourtant, j’ai remarqué que les gens me regardaient curieusement : il faut dire que je suis noir, et qu’il y en a très peu. J’étais le seul là-bas parmi les vingt étudiants français de ma promo au premier semestre. Mes parents m’avaient mis en garde en disant qu’il y avait beaucoup de racisme dans les pays de l’est, mais je ne voulais pas trop y croire. Tous ces regards sur moi, je les sentais bien sûr, mais je n’y accordais pas beaucoup d’attention. J’avais entendu des drôles de choses, comme quoi un vieux Slovaque avait fait un salut nazi devant un pote belge noir dans un bar, mais je ne m’affolais pas. "He wants to kill you" Au début du deuxième semestre, le 11 fevrier dernier, on est sorti dans ce même café, le Ponarka, où on avait nos habitudes depuis plusieurs mois. Je m’installe au bar pour fumer une cigarette en attendant que mes potes me rejoignent. À côté de moi, un mec, la quarantaine, assez petit et costaud, le crâne rasé, m’interpelle bruyamment en slovaque. Comme je ne comprends pas le slovaque et que j’ai l’impression qu’il est bourré, je l’ignore. Un client au bar me traduit alors en anglais ses paroles : "He wants to kill you." ("Il veut te tuer" en français) Je continue à fumer ma cigarette sans réagir et sans le regarder. Tout de suite après, j’entends un bruit de verre brisé et je me prends un violent coup sur la joue. Je me débats, j’essaie de me défendre. Mais j’ai beau faire 1m95, je suis plus fluet que lui. Pendant plus d’une minute, avant que des clients du bar l’écartent, je ne sais plus où je suis. Je me retrouve finalement seul, en train de pisser le sang partout, le visage lacéré par un objet tranchant, sans doute une bouteille de verre cassée dont le type s’est servi pour me frapper. Je suis emmenée en ambulance et hospitalisé la nuit même. Il a fallu 38 points de suture pour refermer les plaies, ce qui m’a pratiquement défiguré. Je ne voulais pas rentrer
Je suis allé porter plainte avec mes amis dès le lendemain matin. Pendant mes deux semaines d’arrêt, j’ai sérieusement morflé. J’étais vraiment au fond du trou. Je n’ai pas compris ce qui m’était arrivé. Mes parents m’ont dit de revenir immédiatement. Moi, j’étais mitigé. Mais mes potes m’ont énormément soutenu. On s’est dit qu’il ne fallait pas que je rentre dans cet état, que ce serait les faire gagner en quelque sorte. C’est aussi après mon agression que j’ai appris que la région était gérée par un gouverneur néo-nazi depuis quatre ans [ndlr : du parti LSNS , Parti populaire-Notre Slovaquie] qui avait créé sa propre milice dans la ville. Un fief de néo-nazis Heureusement, dès que j’ai été en état de remettre un pied en dehors de ma chambre d’étudiant, j’ai reçu pas mal de soutien. Plusieurs personnes m’ont arrêté dans la rue pour me dire qu’ils me soutenaient, l’affaire ayant été assez médiatisée là-bas. La directrice de l’université slovaque m’a offert un cadeau, les gens de l’Alliance française ont aussi été très présents. Malgré tout, je n’étais pas toujours tranquille. En avril par exemple, la responsable Erasmus de l’université a posté dans notre groupe Facebook un message pour nous informer de la teneur d’un meeting neo-nazi à proximité de l’université et qu’il fallait, par prudence, emprunter un autre itinéraire. Ce jour-là, je suis resté dans ma chambre sans oser sortir. Il y a un mois, on a croisé quatre jeunes slovaques à une soirée. Quand on leur a dit qu’on était Français, ils nous ont parlé de Pétain ! La France était mieux quand il était au commande selon eux. Ils n’étaient pas agressifs et cherchaient seulement à discuter. Mais au bout d’un moment, ils nous ont sorti: "On préfère vous le dire : on est des néo-nazis. Et on aime pas votre façon de penser." Je suis vivant et c’est l’essentiel Mon année vient de se terminer et je suis rentré hier en France. Au bout du compte, je suis quand même content d’être allé au bout de mon semestre. Je tire malgré tout un bon souvenir de mon séjour Erasmus : j’ai voyagé en Pologne, en République Tchèque, en Hongrie, en Autriche… J’ai fait du ski pour la première fois de ma vie, du hockey sur glace, des randonnées dans des coins splendides. Je sais qu’il va falloir me faire opérer pour une reconstruction de mon visage, mais chaque chose en son temps. Je suis vivant et c’est l’essentiel. À quelques millimètres près, j’aurais pu perdre un œil. Quant aux futures échanges Erasmus dans la région, j’ignore si le partenariat va se maintenir dans les prochaines années. La seule chose que l’université de Reims m’a dit au moment de mon agression, c’est qu’ils étaient désolés, mais qu’il valait mieux pour moi que je reste là-bas, car sinon je n’allais pas pouvoir valider mon année de Licence…
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Dans les années 1970, dans le cadre d’une convention signée entre la France et le Maroc, la SNCF a embauché environ 2000 Marocains, promettant de garantir "l’égalité des droits et de traitement" avec les employés français. En 2015, la SNCF a été condamnée aux Prud’hommes pour discrimination, après qu’environ 800 personnes ont déposé plainte pour discrimination. Les auditions en appel ont eu lieu cette semaine. Abdel E., 62 ans, revient sur son histoire. En 1973, j’avais 19 ans. Je vivais dans mon petit village du nord du Maroc, non loin de Tétouan, que rien ne m’incitait à quitter. J’avais une maison et la plage à proximité. Pourtant, j’avais envie de découvrir le monde. Dans un petit coin de ma tête, je me demandais comment c’était derrière la mer, là-bas, à une vingtaine de kilomètres. Je savais qu’il y avait l’Espagne, d’où venaient mes ancêtres. Ça piquait ma curiosité. "Paris, c’est le cinéma et les jolies filles !" Un soir, alors que je rentrais de la plage, j’ai vu que le chef du village m’attendait. On était en très mauvais termes, je me suis demandé ce qu’il me voulait. À l’époque, il aurait fait n’importe quoi pour se débarrasser de moi. "Tiens, j’ai un bon truc pour toi. Un contrat de travail à la SNCF, à Paris !" Je lui ai dit que je n’étais pas intéressé, il a pété les plombs. J’avais mon confort ici, je n’avais aucune raison de m’en aller. Mais en même temps, je commençais à comprendre que je ne pourrais pas y passer ma vie. Quinze jours après, j’étais dans le bureau du recruteur de la SNCF pour un entretien. On a fait une partie d’échec. J’étais nul aux échecs. Il m’a demandé si j’avais déjà travaillé. Évidemment que non. Il voulait juste vérifier que je comprenais ce qu’on me disait. Je n’étais pas très motivé, il l’a bien compris. Alors il m’a sorti le grand jeu : "La SNCF c’est bien, c’est Paris ! C’est le cinéma, les jolies filles, tout ça !". Un copain, qui était pressenti aussi, m’a dit : "Viens, si ça te plaît pas, tu reviendras." Du nord du Maroc à la gare de Lyon À l'été 1973, on est parti de Casablanca, on a pris le train à travers l’Espagne et la France. C’est comme ça que je me suis retrouvé gare de Lyon. Je suis monté au secrétariat, j’ai tendu mon papier d’embauche. La dame m’a regardé en me disant : "On n’embauche pas les mineurs, ici." C’est vrai que je faisais très jeune. Après vérification, on a signé les papiers. Les quarante-trois années qui ont suivi, j’ai travaillé pour la SNCF. Le premier jour, on m’a présenté un lit au milieu d’un dortoir à Bercy. On m’a dit que c’était le mien. J’ai commencé à pleurer. Moi qui avais toujours vécu dans une maison, j’avais soudainement l’impression de me retrouver en prison. J’ai protesté, demandé une chambre individuelle. Ils m’en ont trouvé une dans un foyer de travailleurs célibataires. Tout le monde picolait, vomissait dans les escaliers. Les problèmes ont commencé. Comme les gnous dans la jungle Je ne savais pas en quoi allait consister mon travail. J’ai commencé par faire trois mois de stage, ensuite j’ai été affecté à l’accrochage de trains. On était en plein hiver, il faisait froid, c’était vraiment très difficile. Ensuite, j’ai été affecté au tri du courrier à la gare de Lyon. Ça ne me plaisait pas du tout, je ne voulais pas rester là. Mes chefs s’en sont rendu compte, c’est comme ça que je me suis retrouvé finalement à la manutention. Le quotidien à la SNCF est devenu très dur. C’était comme dans la savane. Il y avait la grande plaine, les lions, les lionnes, les guépards, les loups et les gnous… qui nourrissaient tout le monde. Les gnous, c’était nous. On faisait le sale boulot, on se faisait engueuler pour un oui, pour un non. À un moment, j’ai craqué. J’ai posé ma démission, qu’ils ont refusée. Ils n’avaient pas envie que j’essaie de négocier mon départ. Ils étaient prêts à me laisser partir sans rien, mais j’avais deux enfants à nourrir. Donc je suis resté. SNCF la nuit, université Paris III le jour
J’ai tenu parce que j’ai commencé à avoir une vie, en parallèle de la SNCF. Dans mon village du nord du Maroc, on n’était pas très bons en français, on était plutôt en contact avec l’espagnol. J’ai donc décidé d’apprendre vraiment le français et de me payer des études. J’avais l’esprit vif, j’étais quelqu’un de très sociable, j’avais envie de rencontrer des gens. Au bout de trois ou quatre ans, j’ai passé les examens d’entrée de l’université tout en continuant à travailler à la SNCF. Je faisais partie de ce qu’on appelle "la réserve". Je travaillais volontairement la nuit, les week-ends et les jours fériés, pour pouvoir aller en cours le jour. Je ne partais pas en vacances non plus. Physiquement, c’était très dur. Les profs me disaient qu’ils n’avaient jamais vu ça. 13 ans plus tard, un doctorat À Paris III, j’ai commencé par suivre un cursus de civilisation du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Ensuite, j’ai soutenu une maîtrise en analyse du discours et sociolinguistique appliquée à l’histoire. Puis, j’ai réussi à entamer des recherches doctorales et reçu la nationalité française. Ça m’a pris treize ans, mais j’ai fini par soutenir ma thèse, en 1992. J’en suis sorti littéralement épuisé. Menant de front ma vie à l’université et mon travail à la SNCF, je n’avais plus de forces. À Paris VIII, où j’avais été transféré entretemps, j’ai fait la connaissance d’un linguiste qui voulait me proposer un poste d’assistant, à la condition que je publie un livre en amont. Le problème, c’est que je vivais vraiment au jour le jour, je n’avais ni le temps, ni l’argent pour me le permettre. Il fallait que je puisse subvenir aux besoins de mes enfants. Je ne pouvais abandonner ni mon salaire, ni ma protection sociale. Je me suis retrouvé coincé. "Vous n’êtes pas là pour être cadre" Entretemps, la SNCF a signé des contrats avec les pays du Golfe. Naïvement, j’ai écrit un e-mail à Guillaume Pépy en lui disant qu’avec mon excellent niveau d’arabe, j’étais disposé à accompagner ou encadrer les ingénieurs sur place. Je voulais sortir de mon quotidien de galères et de brimades. Mon e-mail a été transféré à la directrice régionale, qui m’a dit de "faire reconnaître mes diplômes". Le seul diplôme que j’avais, c’était un doctorat de l’université française, dont les photocopies certifiées finissaient à la poubelle : "Vous n’êtes pas là pour être cadre." Je me suis donc retrouvé à former des gens amenés à devenir mes supérieurs hiérarchiques. Ils avaient beau faire des erreurs, je n’avais soudainement plus la possibilité de me faire entendre parce que j’étais sous leur autorité, ou parce qu’ils trouvaient des soutiens autour d’eux. Quand j’ai obtenu la nationalité française, j’ai demandé à être intégré à la SNCF avec un statut de cheminot. En vain. Ça ne les a jamais empêché de me faire rester la nuit jusqu’à pas d’heure quand un train arrivait en retard, ou de me demander de gérer des erreurs d’aiguillages avec les moyens du bord. Chaque jour apportait son lot de mauvaises surprises. J’ai failli tout envoyer balader Je me suis demandé comment une entreprise d’État pouvait organiser la ségrégation entre ses employés. Un jour, j'ai eu un accident du travail. Je me suis rompu les ligaments croisés. Je me suis retrouvé devant le médecin du travail de la SNCF, qui m’a regardé en me disant : "Moi monsieur, je soigne les cheminots". N’ayant pas le statut de cheminot, je ne pouvais le consulter en dehors d’une visite d’aptitude. Non seulement je ne bénéficiais pas de la couverture sociale spécifique des cheminots, en plus, je n’avais pas accès aux infrastructures de soin de l’entreprise. J’ai vraiment failli tout envoyer balader, surtout pendant les dix dernières années. À la SNCF, les emplois sont répartis en catégories qui vont de A à H, de la base au sommet de la pyramide hiérarchique. A, B et C correspondant au collège dit "exécution", D et E au niveau maîtrise, F, et H, les cadres. J’ai demandé un certificat de travail à la SNCF (le résumé de mes affectations depuis 1973). Je n’ai rien compris de ce que j’ai lu, ça ne correspondait pas à la réalité des postes que j’avais tenus. Même si j’avais travaillé comme maîtrise ou cadre, j’étais payé en B. J’ai rarement gagné plus de 1500 euros par mois. J’ai bien essayé de me syndiquer, mais ça n’a pas duré longtemps. Un jour, on m’a dit que les gens comme moi "ne devaient pas prétendre à avoir les mêmes droits que les autres". J’ai rendu ma carte directement. Je ne pensais pas que je tiendrais jusqu’à la retraite J’ai quitté la SNCF il y a deux ans. Jamais je ne me serais cru capable de tenir jusqu’à la retraite. Il y a trois ou quatre ans, j’ai entendu par des collègues dans la même situation que moi qu’une plainte était en train de se former. J’ai décidé de constituer un dossier. Pas que j’avais un quelconque espoir de toucher quoique ce soit, je voulais simplement faire du bruit. Que les gens se rendent compte de la situation. Je ne pensais pas que la justice nous écouterait, j’étais assez désespéré. En 2015, le dossier est passé devant la justice. Quand la SNCF a été condamnée, je me suis dit : "Enfin, il reste un peu de justice dans ce pays." Après, l’entreprise a fait appel. Ça m’a remis un coup, je pensais que l’État allait mettre tous les moyens pour se protéger. Aujourd’hui, j’ai de l’espoir parce que je pense qu’on a réussi à montrer l’absurdité de nos histoires devant la cour d’appel. J’ai beau avoir passé quarante-trois ans de ma vie à travailler pour la SNCF, l’expérience a été si désagréable que j’ai beaucoup de difficultés à me souvenir de ce que j’ai fait là-bas. Aujourd’hui, je regrette d’y être resté. Si j’avais eu de l’argent, j’aurais continué dans la voie universitaire. Seulement, c’est trop tard. Je ne m’attends pas à toucher une somme mirobolante. Si jamais je devais avoir quoique ce soit, une bonne partie irait aux impôts et à nos avocats. Le reste sera pour mes deux petits-enfants. Mon bonheur, c’est eux. Moi, je n’en ai plus rien à foutre, j’ai déjà perdu ma vie. |
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Juin 2017
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