L’Âge d’or islamique est une période de six siècles (VIIIe – XIIIe) extrêmement riche sur les plans scientifique, culturel, philosophique, technologique… Même contestée sur plusieurs points, la grandeur de cette période fut un catalyseur indispensable pour le développement du Moyen Orient, mais aussi de l’Occident. Le Moyen-Orient peut-il aujourd’hui, ou dans les temps à venir, retrouver un semblant d’Âge d’or et inspirer le reste du monde, ou est-il condamné à un Âge de fer ? Même si la période traversée par le Moyen-Orient peut être comparée à une relecture de l’Age de fer de Hésiode, il est cependant certain que le passé magnifié de cette région reste dans les mémoires. Selon le philosophe, voici à quoi ressemble un Âge d’or : « Les mortels vivaient comme les dieux, ils étaient libres d’inquiétudes, de travaux et de souffrances ; […] loin de tous les maux, ils se réjouissaient au milieu des festins. […] La terre fertile produisait d’elle-même d’abondants trésors ; libres et paisibles, ils partageaient leurs richesses avec une foule de vertueux amis. » Il s’agit d’un épanouissement personnel couplé à celui de la société, où chaque individu s’enrichit paisiblement de ce qu’il donne et reçoit de la communauté. Dans le cas qui nous intéresse, les synergies qui ont eu lieu entre le VIIIe et XIIIe siècle au Moyen-Orient ont pleinement participé à l’élaboration de cet Âge d’or : « Les artistes et scientifiques musulmans, les princes et les travailleurs ont fabriqué ensemble une culture unique qui a directement et indirectement influencé les sociétés sur les autres continents. » (Howard R. Turner, Science in Medieval Islam) Mais quels sont les héritages de cette période faste ? Pour les techniques, ce sont le développement de la calligraphie, l’usage accrue du papier ou encore l’émergence des arts du feu (verre, métallurgie fine) ; pour les mathématiques, ce sont le développement de la trigonométrie moderne, la compréhension de l’astronomie ou encore la traduction de livres mathématiques ; pour les arts, ce sont l’édification de grandes mosquées ou la création de nouveaux courants architecturaux. Cependant, le plus bel héritage que peut laisser un Âge d’or, c’est justement le concept du legs, l’idée qu’il faut le perpétuer, le refaire vivre à tout prix dès que l’occasion se présente. Cet héritage peut constituer le vecteur d’identité d’une communauté humaine. Il y a donc l’idée d’une tradition qui est à la fois une mémoire et un projet. En un mot, une conscience collective : le souvenir de ce qui a été, avec le devoir de le transmettre et de l’enrichir.
Mais que veut dire hériter de l’Âge d’or islamique ? Comment recevoir et perpétuer la tradition comme telle, sans la trahir, si elle engage ceux qui en héritent à perpétuer un passé dont le présent ne veut peut-être plus, et parfois non sans raison ? Lors des derniers siècles, le souvenir de cet Âge d’or hantait les partisans du panarabisme, les scientifiques exilés, les grands hommes politiques ou encore les universitaires, nostalgiques de cette période ensevelie. Prenons l’exemple du panarabisme, qui marque d’une certaine manière la volonté de créer une société en écho à celle qui subsistait pendant l’Âge d’or. Idéologiquement, ce mouvement se fonde sur la Nahda (mouvement de renaissance arabe moderne de la première moitié du XIXe siècle). Il vise à refaire vivre l’unité arabe du VIIe siècle ayant eu lieu sous la dynastie des Omeyyades, pilier de l’héritage de l’Âge d’or islamique. Son principal avantage est qu’il se revendique laïque compte-tenu de la diversité religieuse de ses théoriciens (chrétiens, musulmans). Si ce legs hante les esprits, il n’a pas su se concrétiser à cause de la division engendrée par les accords Sykes-Picot et par les lendemains tumultueux de la Première Guerre mondiale. Pour autant, certains mouvements ont vu le jour après 1945, notamment avec le parti Baas et le Nassérisme. Mais les différends idéologiques, les conflits politico-religieux, les aléas économiques et les tensions géopolitiques ont tué dans l’oeuf les volontés nationales et régionales de refaire vivre un passé magnifié. Ainsi c’est davantage le souvenir d’une société unifiée de l’Âge d’or islamique qui est la plus présente dans les esprits, comme l’ont montré les mouvements nés de la Nahda. Pour autant, cela signifie-t-il que la prospérité économique, corrélative à l’Âge d’or, est impossible ? Aujourd’hui, elle est beaucoup trop hétérogène pour véritablement parler d’une prospérité régionale : en PIB par habitant (PPA), le Qatar, le Koweit, les Émirats Arabes Unis, l’Arabie saoudite et le Bahreïn occupent respectivement la 1ere, 5e, 7e, 10e et 11e place, alors que l’Irak, l’Égypte et le Yémen occupent respectivement la 76e, 94e et 137e place (selon le FMI). Même sans prendre en compte les disparités économiques internes, les différences de développement entre pays sont telles qu’il est pratiquement impossible de parler d’une prospérité économique généralisée (signe d’un Âge d’or) au Moyen-Orient. Néanmoins, si les difficultés sont manifestes, nous avons vu que le souvenir de l’Âge d’or est bel et bien présent. Mais comment se manifeste-t-il concrètement aujourd’hui ? Quels sont les obstacles à surmonter et les défis à faire face ? Réponses dans la troisième et dernière partie du dossier « L’Âge d’or islamique est-il définitivement perdu ? ». Tom Caillet
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’Âge d’or islamique est une période de six siècles (VIIIe – XIIIe) extrêmement riche sur les plans scientifique, culturel, philosophique, technologique… Même contestée sur plusieurs points, la grandeur de cette période fut un catalyseur indispensable pour le développement du Moyen-Orient, mais aussi de l’Occident. Le Moyen-Orient peut-il aujourd’hui, ou dans les temps à venir, retrouver un semblant d’Âge d’or et inspirer le reste du monde, ou est-il condamné à un Âge de fer ? Si le mythe de l’Âge de fer est d’origine grecque, il n’est pas absurde de le transposer à la période que traverse actuellement le Moyen-Orient. C’est en effet dans Les Travaux et les Jours que Hésiode expose les différents âges de l’humanité : l’âge d’or, l’âge d’argent, l’âge d’airain et l’âge de fer. Ce dernier se caractérise par un chaos empli d’excès et de crimes, où la justice est absente : « L’un ravagera la cité de l’autre ; on ne respectera ni la foi des serments, ni la justice, ni la vertu ; on honorera de préférence l’homme vicieux et insolent ; l’équité et la pudeur ne seront plus en usage ; le méchant outragera le mortel vertueux par des discours pleins d’astuce auxquels il joindra le parjure […] ; il ne restera plus aux mortels que les chagrins dévorants, et leurs maux seront irrémédiables. » Bien que ce parallèle soit à nuancer, on peut en tirer plusieurs enseignements et, surtout, étudier en quoi la situation contemporaine du Moyen-Orient y fait écho. En premier lieu, si l’on adopte le point de vue démocratique occidental – qui est partagé par une partie non négligeable de la population locale, comme l’ont rappelé entre autre les Printemps arabes -, la naissance de l’Organisation État islamique (OEI), son expansion et sa capacité à entrer en conflit avec les valeurs défendues par l’Occident en font la raison majeure de ce retour au chaos décrit par Hésiode. La destruction de cités par l’OEI (Palmyre, Nimroud, Mossoul…) s’inscrit en effet pleinement dans la négation de l’Âge d’or. Ces villes, symboles d’une richesse culturelle, scientifique et humaine, étaient les places fortes des différents empires de la période faste de la région. La ville de Hatra, détruite, était par exemple classée au patrimoine mondial de l’Unesco et avait « des vestiges [qui] témoignaient de la grandeur de sa civilisation » (Unesco). Si les villes-symboles sont détruites, ce sont également des nœuds sociaux qui se délitent, l’appauvrissement des relations sociales qui apparaît, et la perte d’une chance unique de faire vivre une effervescence scientifique, philosophique et culturelle (Palmyre, l’irremplaçable trésor, Paul Veyne). Un autre aspect décrit par Hésiode est le conflit religieux joint à la négation de la justice. En cela, les exemples contemporains sont malheureusement très – trop – nombreux : les tensions frontalières entre l’Irak et l’Iran durant la Guerre du Golfe du temps de Saddam Hussein, les conflits internes à l’Arabie saoudite entre le pouvoir sunnite et les chiites duodécimains de la province du Hasa, l’émergence de milices claniques ou politiques… Cette énumération pourrait s’allonger, mais elle témoigne déjà de l’importance de la religion et des croyances dans le désordre qui sévit au Moyen-Orient actuellement (démontré notamment par Gilles Kepel).
Compte tenu des difficultés à résoudre ces conflits, ou du moins à les apaiser, ces tensions semblent insolubles et compliquent un peu plus la situation moyen-orientale contemporaine : l’impossible paix israélo-palestinienne, les cessez-le-feu non appliqués en Syrie (notamment celui de février 2016), l’escalade diplomatique entre l’Arabie saoudite et l’Iran (suite à l’incident de la Mecque), etc. Quant à la négation de la justice, elle va de pair avec l’absence d’État de droit – voire même à la présence d’États faillis. La stabilisation d’une région, où règne l’ordre et la justice – qui demeure néanmoins relative à l’État -, est une condition sine qua non pour parvenir à l’émergence d’un Âge d’or : « Facteur stabilisateur, l’État forme une institution qui contribue au maintien d’un ordre à la fois géographique, social, politique et juridique. » (Les États faillis et le terrorisme transnational, Kamal Bayramzadeh) Or, les États moyen-orientaux actuellement les plus en difficultés, et où le désordre règne, sont sans aucun doute ceux où la justice est arbitraire voire inexistante, notamment en Syrie et en Irak. L’État représente avant tout la personnification juridique d’une nation et est garant de la justice. L’État failli est donc un frein à un Âge d’or islamique et bien le terreau à l’Âge de fer selon les critères proposés par Hésiode. Dans sa définition de l’Âge de fer, Hésiode parle des « chagrins dévorants ». Là encore, ce sombre tableau trouve ses couleurs dans les événements contemporains du Moyen-Orient. Les réfugiés, les déplacés, les victimes de guerre, les civils et les familles en deuil en sont des exemples. Réfugiés syriens à Erbil dans le Kurdistan irakien / Flickr De « l’impossible comptage des victimes » en Syrie (Libération) au presque 20 millions de personnes déplacées par les conflits en Syrie, Yémen et Irak, ces chagrins innombrables fruits des guerres et des tensions sont propices à un climat où règnent la peur, la tristesse et le désespoir. Aujourd’hui, le Moyen-Orient est la région du monde qui concentre le plus de ces maux avec l’Afrique. Autant de caractéristiques, donc, que l’on retrouve dans la description de l’Âge de fer proposée par Hésiode. Enfin, les nombreuses ingérences et influences étrangères au Moyen-Orient constituent une autre faiblesse caractéristique d’un Âge de fer redéfini. Ne pouvant se suffire à lui-même, ne pouvant gérer et résoudre les problèmes auxquels il doit faire face, le Moyen-Orient est en proie à la prédation d’acteurs exogènes qui influent sur son destin : l’Europe à travers les accords Sykes-Picot, les États-Unis dans les années 1990 et 2000, le retour de la Russie récemment, etc. Ainsi, Kamal Bayramzadeh résume de la sorte la situation actuelle que nous avons qualifié d’ « Âge de fer » : « Le Moyen-Orient se trouve dans une situation de crise profonde marquée par la déstabilisation de plusieurs pays, l’aggravation de l’insécurité régionale, le risque de conflits religieux et, finalement, une possibilité de balkanisation. » Pour autant, ce tableau noir ne doit pas reléguer dans l’oubli certains aspects louables : « Toutefois quelques biens se mêleront à tant de maux. » (Les Travaux et les Jours, Hésiode) En effet, il s’agit d’apporter un regard critique sur la situation du Moyen-Orient que nous avons défini : s’il se trouve en effet dans une mauvaise passe qualifiée d’Âge de fer, il ne fait pas l’ombre d’un doute que le souvenir de l’Âge d’or islamique hante de nombreux acteurs de cette région. Il reste ainsi l’un des fondements de l’idéologie contemporaine du panislamisme ou du panarabisme. Dès lors, regarder la situation du Moyen-Orient à la lumière de l’analyse occidentale de Hésiode permet en effet d’y déceler des dynamiques qui passeraient inaperçues autrement. Tom Caillet Puisqu'il est de coutume de dresser le bilan de l'année passée, voyons un peu combien de libertés nous avons perdues en 2016. Je ne parle pas des grandes libertés civiles, déjà gravement mises à mal par la loi renseignement ou l'état d'urgence, mais des petites libertés quotidiennes qui font le charme de la vie en société. Nos sagaces représentants ont ainsi décidé de nous interdire, dans le désordre : les vitres teintées pour les voitures (dès lors que le taux de transparence, précise le décret, est inférieur à 70 %) ; la fessée pour les enfants (et même « tout recours aux violences corporelles » : quid alors des emmaillotages de nouveau-nés ?) ; la moto sans gants (pour savoir quels gants sont homologués, prière de vous référer à la directive CE 89/686, sans quoi vous perdrez 1 point de permis) ; les sacs de caisse en plastique (d'une épaisseur inférieure à 50 microns, merci de vérifier à l'aide d'un microscope) ; les véhicules anciens dans les rues de Paris (immatriculés avant le 1er janvier 1997 : place aux Millennials) ; la cigarette électronique sur le lieu de travail (car, comprenez-vous, le geste « rappelle celui de fumer » et « pourrait devenir un point d'entrée vers le tabagisme », nous dit le législateur) ; et, « last but not least », l'achat d'actes sexuels (mais pas leur vente : comprenne qui pourra !). Ce n'est plus l'Etat-nounou, mais l'Etat Folcoche, comme la marâtre de « Vipère au poing ». Ce sont des détails, me direz-vous ! Justement. Ainsi que l'écrit Tocqueville dans les derniers chapitres, fameux et hélas toujours aussi pertinents, de son livre « De la démocratie en Amérique », « on oublie que c'est surtout dans le detail qu'il est dangereux d'asservir les hommes » : ils perdent peu à peu la pratique de la liberté, et le goût de la défendre. C'est pour notre bien, me direz-vous : n'est-il pas préférable pour les enfants d'échapper à la baffe, pour la nature d'être préservée des plastiques et des pots d'échappement, pour les femmes (et les hommes) de ne pas être traité(e)s en objets sexuels, et pour la police de pouvoir observer les conducteurs de 4 × 4 suspects ? Justement. Tocqueville voyait émerger avec frayeur au-dessus des citoyens ce « pouvoir immense et tutélaire » qui « travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en etre l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit a leur securite, prevoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, [...] que ne peut-il leur oter entierement le trouble de penser et la peine de vivre ? » Nous abandonnons année après année des libertés trop fatigantes, en nous rapprochant toujours davantage de ce « despotisme démocratique » redouté par le lumineux philosophe il y a près de deux siècles. En dépit de nos badineries sur les moeurs et de nos prétentions progressistes, nous avons développé collectivement une forme de morale d'Etat plus répressive et ubiquiste que le clergé de jadis. Comme toute morale, elle génère une redoutable hypocrisie, qui pourchasse les vices des faibles plutôt que de dénoncer les crimes des forts. On impose des paquets neutres aux fumeurs, mais on déploie des trésors de diplomatie pour vendre nos Rafales sans images dissuasives de villes sous les bombes". On refuse aux vieilles guimbardes l'entrée de Paris, mais on continue à subventionner massivement les énergies fossiles. On invoque la dignité humaine, mais on dénie aux prostitué(e)s les garanties légales qui leur permettraient d'exercer correctement un métier difficile. Tartuffes ! A la symbolique de la sanction, il serait pourtant possible de substituer une éthique de la responsabilité. En instaurant une taxe carbone pour protéger notre environnement. En faisant payer, via des mécanismes d'assurance, ceux qui viennent engorger les hôpitaux pour avoir conduit une moto sans protection adéquate. En légalisant et régulant les activités prostitutionnelles pour mieux sévir contre la traite et l'exploitation. En appliquant l'article du Code pénal qui condamne à juste titre la maltraitance à l'égard des enfants. Bref, en élaborant des politiques publiques qui nous traitent en adultes. Faute de quoi, les trois quarts de Français qui, selon l'institut Viavoice, estiment souffrir d'un trop grand nombre d'interdits, risquent bien de se rebeller. Je propose donc une bonne résolution à nos responsables politiques pour 2017, facile à tenir, et inspirée de notre président-poète Georges Pompidou : « Arrêtez de nous emmerder. » Gaspard Koenig Publié dans les Echos Auguste, Louis XIV, Lénine, Churchill : des noms qui, parmi tant d’autres, sont des étiquettes que l’on pose sur des époques ou des doctrines politiques bien différentes ; pour autant, au moins un point commun les relie entre eux : ils appartiennent à des grands hommes politiques. Cependant, en cherchant dans le monde contemporain, on peine à en trouver de semblables (concernant Barack Obama, l’Histoire décidera s’il en est un ou non ; pour Vladimir Poutine, nous y reviendrons plus bas). Avant toute chose, il convient de définir ce que peut être un grand homme. Si ses actes prennent sens de son vivant, il se définit aussi au moment et après sa mort, au sens où un grand homme est un grand mort, c'est-à-dire qu'il assurera une certaine permanence au groupe auquel il appartient : il est immortel. L’autre aspect du grand homme est qu’il comprend mieux que quiconque la culture à laquelle il appartient. Condamné par le groupe, il n'évite jamais les sanctions de celui-ci ; il accepte la sentence de ceux qui le condamnent. On pourrait dire que la ciguë a fait Socrate, et que Ponce Pilate a fait Jésus. Donc, d'une part, le grand homme est celui qui persuade le groupe qu'il est un grand homme et surtout qu'il fera un grand mort, qu'il lui donnera une sorte de continuité, et, d'autre part, c'est celui qui le confronte mais l'accepte, ce n'est pas quelqu'un qui se dérobe à la loi du groupe. Enfin, celui qui devient grand homme est caractérisé intrinsèquement par l’hubris, cette démesure propre aux héros et dieux grecs, au sens où « la gloire est le soleil des morts » (Balzac). Ainsi la mort des grands hommes n’est-elle que l’allégorie de leur raréfaction, à plus forte raison de celle des grands hommes politiques : De Gaulle, Churchill, Mao, Lénine... Si certains d’entre eux sont controversés, on ne peut nier leur appartenance à la catégorie des grands hommes politiques si l’on s’en tient à la définition précédente. Leur disparition ou raréfaction est corrélative à celle du charisme en politique. Laissons place, ici, à ces extraits révélateurs de L’Empire Gréco-Romain de Paul Veyne : « Ce qui ressort du livre de Zanker [Augustus und die Macht der Bilder] est un tertium quid : ni propagande, ni faste, mais charisme. [...] Auguste a été l'objet d'une exaltation sui generis, celle que vouent au chef d'une croisade ceux qui suivent son entreprise avec enthousiasme, celle que désigne le mot “charisme“, si souvent employé à tort. Un chef charismatique doit éviter de déployer trop de faste [...]. Auguste n'en déployait guère ; son vêtement était aussi modeste que son logis. ll mit de l'éclat non sur sa personne ni sur sa couronne, mais sur sa mission et sur sa dynastie. [...] Ainsi s'est mis en place ce qui restera l'originalité unique (bien plus que la « couverture idéologique ») du césarisme pendant quatre siècles : le prince est un bon citoyen qui a pu se mettre en avant pour prendre en main les intérêts de ce qui s’appellera jusqu'à la fin la République. L'autorité d'Auguste fut celle d'un champion de la République qui devait son autorité a son mérite ; il avait été élu par les dieux pour remplir une mission patriotique : régénérer Rome ou du moins lui rendre un visage moral et religieux qui fût digne d'elle [...] et ouvrir en espoir, en intention, un âge de paix et de prospérité. Cette exaltation d'un chef de croisade par ses croisés est de tous les temps ; ce charisme, personnel par définition, est bien différent de l'attachement, aussi machinal que le faste, qui entourait jadis chaque souverain, ses prédécesseurs et ses successeurs. » Pourtant, doit-on les regretter, ou du moins se morfondre dans ce passé où le charisme, en plus des autres caractéristiques propres aux grands hommes, était présent dans les hautes sphères de la polis ? Certains l’affirmeront et y verront la déliquescence du monde politique et de ses dirigeants, l’avènement de ce qu’ils appellent la mesquinerie politique, la perte du pouvoir citoyen, la technocratie. Néanmoins, ici sévit le symptôme du pouvoir aveuglant qui n’est plus à la mesure de ses sujets. Ce pouvoir est devenu trop lourd à porter en ces temps incertains. Certains proposeront une alternative citoyenne, pensant qu’elle serait apte à résoudre les problèmes aussi bien nationaux (crise économique, chômage, injustices sociales) qu’internationaux (passivité de l’ONU, guerres à répétition). Mais la disparition du grand homme ne serait-il pas moins qu’un autre mythe politique ? Raoul Girardet, dans Mythes et mythologies politiques (1986), en identifie quatre : la conspiration, le sauveur, l’âge d’or et l’unité. Le mythe du sauveur est ici celui qui nous intéresse. Selon Raoul Girardet, la « constellation » du sauveur se structure autour de quatre types : le modèle de Cincinnatus, c’est-à-dire celui du vieil homme expérimenté, qui, après avoir autrefois rendu service à la nation, s’est retiré, et qu’on rappelle pour faire face à un nouveau danger (Philippe Pétain) ; le modèle d’Alexandre le Grand, dont la légitimité est ancrée dans le présent immédiat, et qui connaît le temps d’un éclair une gloire étincelante avant d’être foudroyé (Napoléon) ; celui de Solon, c’est- à-dire du père fondateur, dont la sagesse fait la légitimité ; et celui de Moïse, le prophète, le guide, tel Napoléon prophétisant la libération des peuples à Sainte-Hélène, ou De Gaulle en 1958. Si ces quatre modèles forment des types distincts, ils permettent aussi de relever des permanences, des structures parallèles. Ainsi le « processus d’héroïsation » se découpe-t-il toujours en trois phases : l’appel, l’avènement, puis les relectures postérieures de l’action du sauveur. Si certains ne seront que des grands hommes nationaux (Vladimir Poutine pour une majorité de Russes par exemple), il est sans conteste évident que les bouleversements politiques auxquels nous assistons (élection de Donald Trump aux Etats-Unis, montée des populismes en Europe) trahissent trop le vide de grands hommes qui est comblé par ceux qui ont le courage d’entrer dans le monde politique mais qui ont la peur de faire du politique. C’est donc en analysant l’exercice du pouvoir par les grands hommes politiques que l’on remarque que tous, sans exception, ont une maîtrise du pouvoir, au sens où il le possède. Il faut alors, au lieu de le limiter et de le séparer, redonner le pouvoir à l’homme politique, à la figure du dirigeant contemporain, c’est-à-dire jouer avec prudence (au sens étymologique, c’est-à-dire avec sagesse) sur la ligne qui sépare le pouvoir éclaté du pouvoir concentré. En effet, c’est que le pouvoir a été de plus en plus contraint au fil de l’Histoire, avec davantage de limites qui nuisent à l’avènement et aux actions des grands hommes que l’on chérit tant et que l’on aimerait voir revenir. Tom Caillet |
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Juin 2017
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