Qu’ils travaillent auprès de Deliveroo, Foodora ou UberEats, les coursiers à vélo ne sont pas satisfaits par leurs conditions de travail. Le mercredi 15 mars, ils se sont mobilisés à Paris et à Lyon pour réclamer une revalorisation de leurs tarifs, mais aussi des contrats en bonne et due forme. Marc, 27 ans, livreur de repas à vélo, nous explique les raisons de cette colère qui gronde. En octobre 2016, j’ai commencé à livrer des repas en vélo à Lyon. C’est à la suite d’un long voyage réalisé en bicyclette que je me suis décidé : je voulais allier ma passion pour le deux-roues et la transformer en une activité rémunérée. Aujourd’hui, il s’agit de mon unique source de revenu.
Au départ, j’appréciais les libertés et l’indépendance que procure ce travail, mais plus les mois passent, et plus je réalise que nous, livreurs de repas à vélo, sommes en train de nous faire avoir comme des bleus. S'il m'arrive le moindre pépin, c'est pour ma pomme À 27 ans, je suis auto-entrepreneur et je suis lié par des "contrats de prestation" auprès de Deliveroo et Foodora. En réalité, ces "contrats" n’en sont pas dans la mesure où je ne dispose d’aucune garantie. Je n’ai ni congés, ni sécurité sociale, ni mutuelle de santé, ni assurance. Bref, je n’ai pas de réel statut et je vis avec une corde au cou. S’il m’arrive le moindre pépin, que je tombe malade ou que j'ai un accident, c’est pour ma pomme. J’aurais beau prévenir les plateformes, on me répondra simplement : "Bon rétablissement". Pour avoir plus de sécurité, j’ai décidé de souscrire à une assurance, même si ce n'est absolument pas une obligation. Hier, elle m’a été d’une grande utilité puisque je me suis fait voler mon vélo. En tant qu’auto-entrepreneur, je suis également prié de reverser chaque mois 25% de mes rentrées d’argent. C’est assez rageant de constater le nombre d’obligations que nous avons – comme celle d’avoir son propre matériel ou d’avoir des accessoires à l’effigie des marques – sans avoir de droits. J’ai bien conscience que notre profession est nouvelle, mais il est grand temps que les entreprises qui font appel à nous réagissent. Travailler 50 heures par semaine pour un Smic Quand j’ai débuté, j’ai été séduit par les primes proposées par UberEats et j’ai donc décidé de réaliser des courses pour eux. Mais très vite, quelques mois après le lancement de la plateforme, l’entreprise a réalisé qu’elle disposait d’une "flotte" de coursiers suffisamment conséquente. Résultat : les primes se sont réduites comme peau de chagrin et la plateforme a pu bénéficier d’une main d’œuvre à moindre coût. J'ai donc décidé d'arrêter. Actuellement, je livre pour Foodora et Deliveroo, mais là aussi, je dois faire preuve d’une certaine gymnastique puisque je dois m’adapter aux fonctionnements très différents de ces deux sociétés. Il n’existe aucune uniformité. Par exemple, Deliveroo propose des contrats entre 5,5 et 7,5 euros en fonction de la date de votre arrivée. Avec Foodora, je suis payé 7,5 euros par heure et 2 euros la course, mais les tarifs changent en fonction des besoins. Mes revenus sont très variables, car ils dépendent de mes créneaux horaires et des conditions tarifaires. J’ai calculé que pour gagner l’équivalent d’un SMIC mensuel, je dois travailler environ 50 heures par semaine. Il faut toujours s'adapter Pour être sûr de travailler, je dois systématiquement m’inscrire sur les plannings qui se remplissent en une heure seulement. Si je loupe le coche, tant pis pour moi. En règle générale, je travaille durant les créneaux du déjeuner et du dîner, c’est-à-dire entre 11 et 14 heures et entre 18 et 23 heures. Parfois, je suis néanmoins obligé de jongler entre Foodora et Deliveroo dans la même journée. Changer de tenue, penser à porter le bon t-shirt... S’adapter n’est pas toujours évident. À force, on s’y perd. Évidemment, il y a aussi la contrainte de ne pas avoir de congés. Décider d’être "off" une journée, c’est faire l’impasse sur la rémunération. Un vrai contrat et un peu de considération Aujourd’hui, de nombreux coursiers en ont marre de cette situation. Cela ne peut plus durer. C’est pourquoi nous avons décidé de mettre en place cette mobilisation. Nous souhaitons que les entreprises de livraisons reconnaissent les collectifs et syndicats que nous avons mis en place. Nous voulons également participer aux négociations tarifaires et être concertés lors de la mise en place des plannings. Toutes ces avancées ne seront possibles que si nous obtenons la mise en place d’une nouvelle forme de contrat. Je crois que nos revendications ne sont pas si incroyables. Finalement, tout ce que nous demandons, c’est un peu de considération. Marc, livreur
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Un mythe à revisiter
La France, pays dit des droits de l’homme, est-elle porteuse d’une égalité exemplaire ? C’est à répondre à cette question que s’emploie Réjane Sénac, dans son ouvrage « Les non-frères au pays de l’égalité »* en analysant l’égalité « à la française » comme un mythe. De fait, analyser cette égalité comme un mythe, c’est examiner les enjeux contemporains des héritages conscients et inconscients du triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité ». Adopter cette démarche, c’est poser une question à la fois fondamentale et en angle mort : qui sont les frères et qui sont ceux qui ont été exclus de cette fraternité républicaine – qualifiés de “non-frères” ? Qualifier l’égalité à la française de mythe, c’est dire et dénoncer l’idéalisation d’un principe non réalisé. C’est aussi la comprendre comme une mythologie, dans le sens développé par Roland Barthes : c’est-à-dire comme révélant un univers de sens occulté et dépolitisé. Afin de lever le tabou sur le péché originel fraternel de la République française, elle interroge l’histoire, mais aussi la modernité des frontières entre les « frères » et les « non-frères ». Ainsi, malgré le fait que la République se définisse comme « une et indivisible », elle n’a cessé de classifier et hiérarchiser les citoyen.ne.s. Il apparaît donc nécessaire de déceler comment se manifeste aujourd’hui ce paradoxe républicain. Selon elle, les appels actuels à refaire fraternité pour répondre à la peur de la segmentation de la population, à sa “communautarisation », sont significatifs de la cécité d’une société française qui continue à prôner le lien et l’unité à travers un mot la fraternité, qui charrie une conception exclusive de la démocratie. La tentation d’une égalité sous conditions de performance La diffusion dans le débat public d’arguments tels que « les femmes font de la politique autrement », « plus de femmes dans les instances dirigeantes des entreprises, c’est une valeur ajoutée» ou « la diversité, c’est bon pour le business » relève-t-elle d’un pragmatisme efficace et bienveillant à l’égard des non-frères ou d’une idéologie conservatrice reconfigurée dans une apparence plus respectable ? Réjane Sénac répond à cette interrogation à travers l’étude de rapports, de discours, et d’enquêtes qualitatives portant sur les justifications publiques des politiques d’inclusion des « non-frères » – la promotion de la parité pour les femmes et de la diversité pour les « non-blanc.he.s ». Elle teste ainsi l’hypothèse de la modernisation croisée du mythe de l’égalité et de la complémentarité des non-frères. Selon elle, la dimension pragmatique de l’injonction à la performance de la mixité ne doit pas occulter son caractère politique. Dans un contexte de crise et de défiance, la tentation est forte de porter les politiques d’égalité comme un investissement social, sans prendre conscience que l’égalité s’en trouve sacrifiée à la démonstration de la performance de la différence comme valeur moderne et pragmatique. Pour dépasser cette tentation, Réjane Sénac analyse la continuité entre un processus historique qui a exclu les « non-frères » au nom de leur prétendue « moins-value » naturelle (cf. les arguments justifiant l’exclusion des femmes du droit de vote) et l’inclusion qui leur est aujourd’hui proposée en raison de la performance de la mixité. Elle montre comment et pourquoi il est rhétorique de croire que la fin justifie les moyens sans considérer que les moyens déterminent la fin. Le temps de la résistance : Libérer l’égalité de la fraternité et du marché La justification des politiques d’égalité par l’argument de la performance de la mixité ou de la lutte contre les discriminations soulève en effet, selon elle, des interrogations en termes de rigueur scientifique, de portée idéologique, et de conséquences concrètes. Les implications pratiques de ce type de justification sont de deux ordres. D’une part, quand la performance de la mixité est démontrée, les non-frères sont inclus comme complémentaires et non comme égaux. D’autre part, si la performance de l’égalité ou de la lutte contre les discriminations n’est pas démontrée, l’égalité deviendra une option irrationnelle. Ainsi, d’après Réjane Sénac, au lieu de sacraliser la fraternité et de vouloir la refonder, le moment est venu de la révoquer parce qu’elle est excluante. Il est en effet indispensable de penser une alternative pour porter une société de non-domination aussi bien au niveau individuel que collectif. Pour cela, le temps de la résistance est venu.: une double résistance qui demande de libérer l’égalité de la fraternité et du marché. En savoir plus sur le livre de Réjane Sénac « Quand naissent les blessures et humiliations de l’être, les frustrations et désillusions de la vie, la force du désir individuel, outrepassant la mesure, se fait l'autre de la raison : alors la vengeance devient désir furieux, à l'origine de représailles punitives et belliqueuses. » Raymond Verdier, Vengeance Définitions La notion de vengeance fait partie de ces concepts dont on croit savoir à quoi il se réfère, mais dont on ne saurait précisément définir sa nature, son origine et ses aspects éthiques. Lorsque l’on pense à la vengeance, une autre notion apparaît de fait : celle de la revanche. Or, ces deux concepts sont bel et bien distincts. S’ils sont issus de la même racine étymologique - du latin vindicare, réclamer justice -, une variante s’opère dans le sens commun donné à ces deux concepts, et une distinction majeure apparaît lorsque l’on étudie la notion de vengeance à travers différents prismes, notamment religieux et antique. Dans ses acceptions communes, la revanche est : 1) « l’action de rendre la pareille pour un mal que l’on a reçu » (Dictionnaire Larousse) et 2) la « seconde partie que l’on joue pour donner au perdant la possibilité de gagner à son tour » (Dictionnaire Larousse). Des similitudes et différences peuvent être notées en comparaison de la définition de la vengeance : « action de procurer la réparation d’une offense en punissant l’auteur » (Dictionnaire Larousse). La vengeance est donc issue d’une offense reçue, à distinguer d’un mal. L’offense est une injure, c’est-à-dire qu’elle trouve sa racine dans une mise à mal de l’égo ou de l’honneur, alors qu’un mal est bien plus général et recouvre différents champs. La vengeance implique alors un châtiment, a contrario de la revanche qui « rend la pareille ». Cela signifie que la mesure de la punition infligée est subjective - elle dépend de la libre appréciation de l’offensé - et non pas objective comme l’est celle de la revanche - où elle est l’égale du mal reçu. Si la définition de la vengeance se différencie de la première définition de la revanche, il y a cependant de nombreuses similitudes avec la seconde. La vengeance n’est donc pas tout à fait la revanche : elle se veut subjective et dépendante de la libre-volonté de l’offensé, alors que la revanche est davantage objective et indépendante. Aspects du concept de vengeance dans l’Antiquité gréco-latine La vengeance est un concept très ancien, il paraît donc juste de l’étudier dans un premier temps à la lumière de l’Antiquité gréco-latine. Celle-ci était même personnifiée, ou plutôt déifiée, en la divinité Némésis, déesse de la juste colère des dieux et de la rétribution céleste - à cet égard, une comparaison avec l’Epître aux Romains rédigée par l’apôtre Paul sera faite dans la section dédiée au christianisme. Les mythes liés à cette déesse nous en apprennent en effet un peu plus sur ce qu’est la vengeance. Entre autres, celui du rituel “Nemesia“ à Athènes. Selon Sophocle (Electre), les morts avaient la puissance de punir les vivants si leur culte avait été négligé. Dans cette optique, les Athéniens rendaient hommage aux morts par cet office particulier attribué de manière latente à la déesse de la vengeance, Némésis. Les conséquences de l’utilisation de la vengeance par l’homme sont donc manifestes. En premier lieu, elle s’avère être néfaste, voire destructrice, pour l’homme. Au-delà du rituel sus-cité, Hésiode, en référence à la déesse de la vengeance Némésis, écrit dans sa Théogonie qu’elle est le « fléau des hommes mortels ». Dès lors, elle est vengeresse de crimes, elle est implacable, et on ne peut y échapper (d’où son surnom Adrastée). Plus communément, la vengeance est à double-face pour l’hybris de l’homme : elle est à la fois, bien souvent, 1 catalyseur de cette caractéristique propre aux héros, et à la fois punitive sous l’aspect divin. En effet : 1. La vengeance est action de l’hybris de l’homme, car le héros antique, dans l’ivresse de réparer l’injure qui lui a été faite, dépasse sa condition d’homme pour tenter de se hisser à une condition divine, proportionnelle au châtiment qu’il souhaite infliger. Par exemple, Enée, chanté par Virgile (Enéide), lorsqu’il venge ses compagnons d’armes. 2. La Vengeance - dans son aspect divin, sous Némésis ou les autres dieux - punit précisément cet hybris, au sens où le héros est remis à sa place de mortel, comme en témoignent les nombreuses tragédies d’Eschyle. D’ailleurs, pour reprendre une définition du dictionnaire d'Anatole Bailly, Némésis était « la déesse de la justice distributive, qui châtie l'excès de bonheur ou d’orgueil [hybris] ». En second lieu, et cela fait partie des paradoxes de la vengeance, elle était également considérée comme positive à Rome. Némésis était souvent vénérée par les gladiateurs victorieux ainsi que par les généraux. Pour plus de renseignements sur la vengeance dans l’Antiquité, l’excellente analyse de Évelyne Scheid-Tissinier dans Les Régulations sociales dans l’Antiquité permet de comprendre plus en profondeur ce concept. Aperçu de la vision chrétienne de la vengeance Comme cela est écrit plus haut, la vengeance était d’aspect divin dans l’Antiquité. Mais il en est de même dans le christianisme. Tolstoy commence son chef-d’oeuvre Anna Karénine - figure de la vengeance féminine étudiée plus tard - par cet épigraphe extraits de l’Epître aux Romains de l’apôtre Paul : « C’est à moi que la vengeance appartient, dit le Seigneur. C’est moi qui rétribuerai. » (« Mihi Vindictam Ego Retribuam » en latin). Ce qui est intéressant ici est moins l’attribution à Dieu de la capacité de venger - que l’on retrouve dans l’épisode biblique de l’Arche de Noé par exemple - que le caractère exclusif de la possession. En effet, cela sous-entend que l’homme n’a pas le droit de venger. Dans le Lévitique (troisième des cinq livres de la Torah) il est d’ailleurs écrit : « Tu ne te vengeras point, et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis l’Eternel. » Même la vengeance aveugle vis-à-vis d’un meurtrier est proscrite : dans la Genèse, alors que Caïn a tué son frère Abel, « le Seigneur mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouve ne le tue pas » afin qu’Abel ne soit pas vengé par un mortel soucieux de réparer le tort fait à Abel. A cette interdiction de vengeance est donc logiquement associée la punition si cette règle est outrepassée. L’aspect punitif par les instances divines est donc commun entre l’analyse de la vengeance à travers l’Antiquité gréco-latine et celle du christianisme. Toujours dans l’épisode du meurtre d’Abel par Caïn, Dieu s’exclame au moment où il se rend compte du crime commis : « Maintenant, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu travailleras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre. » (Genèse, 4.1-15). Ainsi la vengeance selon le christianisme est-elle divine - elle appartient à Dieu -, exclusive - à lui seulement -, et punitive - un châtiment est réservé à l’homme qui enfreint la règle. Deux paradoxes psychologiques de la vengeance D’un point de vue passif, le paradoxe du spectateur de la vengeance. Il y a un certain plaisir à vivre une vengeance par procuration - alors que celle-ci est proscrite - : les tragédies grecques, où s’opèrent la catharsis, en sont les plus dignes exégètes. Prenons, pour illustrer, la tragédie Les Perses d’Eschyle, écrite après les victoires grecques de Salamine et de Platées. Elle peint la victoire inespérée des Grecs sur leurs ennemis de toujours, les Perses, lors de la deuxième guerre médique. C’est une véritable vengeance de la part des Grecs, après avoir essuyés de nombreux affront de l’empire perse. C'est donc en vivant cette vengeance par procuration qu’a lieu la catharsis (« purgation des passions ») en jouant avec les émotions des spectateurs. La trame, les faits et la narration fascinent les spectateurs, alors que la souffrance des Perses les réjouit. D’un côté, cette souffrance représentée et imaginée est repoussante et amorale, mais, d’un autre côté, le spectateur a un intérêt personnel à cette contemplation, comme l’explique Luc Boltanski dans La souffrance à distance - Moral humanitaire, médias et politique (1993) : « Adoptons maintenant la place du spectateur. Soit un spectateur contemplant à distance un malheureux qui souffre et qu’il ne connaît pas, qui ne lui est rien, ni parent, ni ami, ni même ennemi. […] Celui qui observe la souffrance d’autrui sans indifférence et sans lever le petit doigt pour la soulager s’expose à l’accusation de regarder pour son propre compte, par intérêt, parce que ça l’intéresse, ou même par plaisir. » D’un point de vue actif, le paradoxe de la maîtrise de la vengeance. En effet, s’interroger sur sa dimension psychologique, c’est indéniablement s’interroger sur la place qu’elle occupe au sein du duo nature / culture de l’homme. Mais elle trouverait son origine ni exclusivement dans l’une, ni dans l’autre, mais puiserait sa source dans les deux. Concernant l’ancrage dans la nature de l’être humain, les neurologues pensent que le cerveau humain trouve du plaisir à la vengeance, tout comme il en ressent lors d’une addiction. Selon Michael McCullough, professeur de psychologie à l’Université de Miami, le concept de vengeance est profondément ancré dans l’évolution (Beyond Revenge : The Evolution of the Forgiveness Instinct, 2008). Pour autant, si elle s’ancre en partie dans la nature de l’homme, comment se fait-il qu’il lui est si difficile de la maîtriser (culture) ? En effet, la vengeance est bien souvent connotée négativement, mais quand vient le moment de la refouler, l’homme témoigne d’une grande faiblesse. Ce qu’explique Michael McCullough : « Avec tout [ce que nous savons], pardonner semble être la chose raisonnable à faire. Mais c’est dur. Il est facile de confondre pardon et faiblesse, et c’est la dure réalité de notre univers social d’aujourd’hui : l’inaction est facile à confondre avec un manque de courage. »2 Une des explications données à ce paradoxe : la satisfaction personnelle que procure la vengeance. Tolstoy, Dostoyevsky, Kafka : la vengeance en trois plumes Le thème de la vengeance est plus que jamais présent dans la littérature. Cependant, des aspects originaux de la vengeance, qui sortent des sentiers battus (comme la vengeance passionnelle, la vengeance romantique, etc), ont pu être traités par Dostoyevsky, Tolstoy et Kafka. D’abord, l’écrivain russe du XIXe siècle Fyodor Dostoyevsky avec son roman Les Carnets du Sous-sol. Il s’agit ici de vengeance maladive. Par vengeance maladive, il faut entendre celle qui nous ronge de l’intérieur, qui change notre être, qui devient profondément personnelle et que l’on ne peut guérir sans opérer un travail sur soi d’une grande ampleur. Bien souvent, elle sévit sous le joug de l’irrationnel, et elle ne peut être comprise par n’importe qui d’autre. Voici ici la brillante analyse de Nikola Milosevic dans Nietzsche et Strindberg : psychologie de la connaissance, à propos de la vengeance maladive du héros du roman de Dostoyevsky : « Le héros de l’Esprit souterrain tourne et retourne cette offense pendant des années, en cherchant à se venger, mais sans avoir assez de force pour en tirer vengeance. Il suit son tortionnaire, découvre son adresse, écrit une satire dont cet officier est le protagoniste et le comble de sa vengeance est que, après une série de tentatives manquées, il refuse de reculer devant lui dans la rue. Et, à la veille de cet « exploit » qu’il envisage d’accomplir, le héros de Dostoyevsky ne dort pas pendant deux ou trois nuits en attendant « le règlement de comptes » imminent. » Ensuite, son compatriote Tolstoy à travers son oeuvre Anna Karénine, où il s’agit, dans une certaine optique, de refus de vengeance. En effet, pour Tolstoy : « Ne vous préoccupez pas de la vengeance lors de votre vie : deux torts n’ont jamais donné un bienfait. » Il s’attache d’ailleurs à suivre la morale chrétienne : peu importe à quel point Anna Karénine est coupable (d’adultère notamment), ce n’est pas à nous de la condamner, mais à Dieu. En ce sens, ceux qui se sont senti, dans le roman, offensé ou humilié par Anna Karénine n’ont pas à se venger d’elle ; de même, le lecteur n’a pas à la blâmer pour son comportement qui va à l’encontre des moeurs russes de l’époque. Le refus de la vengeance, pour Tolstoy, est le début de l’acceptation du pardon. Enfin, Franz Kafka et Le Procès, qui est remarquable dans notre étude pour l’impossibilité de la vengeance. Il s’agit, peut-être, de l’un des pires aspects de la vengeance pour l’offensé : l’impossibilité de la réaliser, c’est-à-dire l’incapacité de réparer le tort et de punir en retour. Le thème de la vengeance n’est quasiment presque jamais associée à cette oeuvre de Kafka par les spécialistes ; cependant, à mon sens, on peut en faire une lecture assez intéressante qui met en lumière cette notion d’impossibilité de la vengeance. L’acharnement de la Justice et des huissiers, décrit par Kafka, envers le héros K. est le reflet d’une atrocité éthique et psychologique absolument abominable. K. est donc torturé, au sens littéral, moralement - voire physiquement, si on prend en compte l’épuisement physique du héros, qui est manifeste dans l’oeuvre, pour échapper des griffes de cette Justice injuste. En plus de cela, la vie de K. est ruinée. Compte-tenu de toutes ces données, il apparaît tout à fait légitime - nous reviendrons plus tard sur ce terme lorsqu’il est associé à la vengeance - que K. aspire à se venger de cette Justice inique. Cependant, Kafka décrit avec brio l’impossibilité de K. d’agir de quelques manières que ce soit envers cette Justice invisible et inatteignable : il est condamné à s’y soumettre et à accepter sa condition sans pouvoir se venger, tel Sisyphe condamné à pousser sa pierre au sommet pour l’éternité sans autre action possible. Petite histoire de la vengeance institutionnalisée Ce qui est frappant à propos de la vengeance, c’est qu’elle était, d’une certaine manière, institutionnalisée au sein des premières sociétés, avant qu’elle ne soit progressivement refoulée et vue d’un mauvais oeil - du moins en apparence - dans le monde contemporain. La Loi du Talion est l’une de ces premières formes institutionnelles de la vengeance ; elle consiste à « rendre la pareille », notamment pour éviter toute escalade de violence. Déjà, « les premiers signes de la loi du talion sont trouvés dans le Code de Hammurabi, en 1730 avant notre ère, dans le royaume de Babylone » (Wikipédia), mais on la retrouve aussi chez Eschyle dans ses Choéphores : « Qu’un coup meurtrier soit puni d’un coup meurtrier ; au coupable le châtiment. » Dans une optique religieuse, elle est présente aussi bien dans le judaïsme (« Ton oeil sera sans pitié : vie pour vie, oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. » Deutéronome) que dans l’islam, mais elle est au contraire proscrite par le christianisme (« Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. » Matthieu 5,38-42), témoignant donc bien de sa présence dans la vie sociale. Une seconde forme institutionnelle de la vengeance est par exemple celle du duel d’honneur, apparaissant après 1547 en France. Il est notamment codifié en France après la Révolution, comme le montre François Guillet qui rapporte, dans La Mort en face, histoire du duel de la Révolution à nos jours, cette codification : armes légales (épée, pistolet, sabre) ; choix de l'offensé pour la date, le lieu et les armes du duel ; nombres de témoins (deux pour le pistolet, quatre pour l'épée ou le sabre) ; et types de duels (au premier sang ou à mort, au commandement, au visé, etc.). Le duel consiste bien à laver l’affront reçu en tentant de punir l’auteur de cette offense, si bien qu’il reflète une intégration de la vengeance dans les moeurs de la société. La vendetta fait également partie de ces formes institutionnelles de la vengeance, bien que légèrement différente. Il s’agit d’un mot d’origine italienne qui signifie vengeance et qui correspondait à une situation de guerre inter-familiale à caractère privée. Par exemple, Dominque Colas évoque dans son ouvrage Sociologie politique la particularité de la vendetta corse où, contrairement aux guerres modernes où des anonymes tuent des anonymes, on sait qui doit tuer et qui doit être tué. Pour autant, les formes institutionnelles de la vengeance ont été peu à peu déprécié. Déjà, Francis Bacon écrivait dans ses Essais que « la vengeance est une justice sauvage ». Or, le principe même de la justice étant le fait d’être propre à la société humaine, l’association de ce terme à celui de « sauvage » montre bien à quel point toute forme institutionnelle de vengeance n’en est que plus proscrite. Plus récemment, une des formes les plus extrêmes de la vengeance institutionnalisée a disparu en France : la peine de mort. Elle consistait en la forme ultime de ce type de vengeance, dans la mesure où, suivant la définition de la vengeance donnée en ce début d’article, donner la mort est le châtiment ultime qui implique la fin du processus de vengeance entre deux personnes - on ne peut punir à mort l’auteur de notre propre mort. Il pourrait donc être intéressant de poser la question d’une nécessité ou non d’une vengeance institutionnalisée au sein de notre monde contemporain, alors que certaines formes latentes subsistent toujours - quid de certaines guerres ? La quête de la vengeance Qu’est-ce donc qui nous pousse à poursuivre cette quête de vengeance alors ? Si les paradoxes et explications psychologiques présentés plus tôt en sont une cause, cela ne correspond pas à une étiologie complète de la vengeance. Beaucoup de notions on été mentionné dans cet article, mais il manque cependant celle de l’honneur, fondamentale dans notre explication de quête de la vengeance. Rousseau en a bien cerné les enjeux dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé, et l’estime publique eut un prix. […] De ces préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, et de l’autre la honte et l’envie. » De là naît aussi la vengeance, dans la mesure où si elle ne concernait que l’individu offensé et l’auteur de l’offense, sans n’avoir aucun écho au sein de la société, elle revêtirait bien souvent un caractère absurde - il s’agit, en quelque sorte, du prix de la publicité. Ce qui nous amène à nous poser la question de la légitimité de la vengeance. Si le cadre légal de la vengeance se rétrécit voire disparaît au fil des siècles - comme cela a été mentionné plus haut -, il en est autrement de sa légitimité qui se veut immuable. Mais comment l’évaluer ? Ce qui est légitime est ce qui est conforme à la loi, mais laquelle ? La loi positive (établie par la société civile) ou bien la loi naturelle ? Il s’agit ici d’un débat sans fin, compte-tenu de l’absence de définition précise et d’accord commun sur ce que sont les lois naturelles et leur degré d’application au sein du droit positif. C’est pourquoi le concept de vengeance est si intéressant : on ne peut pas en définir sa légitimité - elle est nécessaire pour l’offensé, et une bêtise pour un tiers neutre -, ce que montre l’évolution de son caractère légal au fil des siècles. Alternatives à la vengeance Trouver une alternative à la vengeance, c’est se défaire des griffes des remords lorsque celle-ci n’est pas totalement assumée, ou, mieux, éviter le pire dans le cas d’une vengeance extrême et disproportionnée. C’est également transformer le ressentiment que l’on éprouve face à l’auteur de l’offense en un sentiment nettement plus fertile. L’une des deux alternatives effectives est, évidemment, le pardon, notamment dans sa dimension chrétienne. Le pardon est à la fois le refus de la vengeance - comme dans le cas suscité de Tolstoy - et à la fois sa destruction - pardonner, c’est affecter durablement l’auteur de l’offense. A ce titre, le pardon chrétien est révélateur. Dans la parabole du fils prodigue (Lc 15. 11-32), si le pardon du père est le fruit de la repentance du fils, il n’empêche que le père abandonne toute idée de vengeance envers son fils une fois pardonné. Il convainc également son fils ainé, qui ne comprend pas son comportement, des bienfaits de pardonner à son frère cadet. Mieux, on retrouve ce refus de vengeance dans tous les aspects du christianisme, même les plus profonds : le pardon fait partie de la prière du Notre Père (« Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »). Ce refus de la vengeance est donc célébré dans le christianisme. D’ailleurs, il porte également en lui la destruction de l’acte de la vengeance, dans la mesure où pardonner, c’est briser la chaîne chronologique de la vengeance. De même que le pardon, l’oubli peut être une alternative à la vengeance. Oublier, c’est effacer volontairement ou involontairement les traces du passé : il créé une discontinuité dans le temps. En ce sens, si la vengeance perd son motif - si l’offense est oubliée à défaut d’être pardonnée -, alors elle n’a plus de raisons d’être. Un retour dans la mythologie gréco-latine s’impose ici. Homère raconte, dans l’Odyssée, le périple d’Ulysse qui le conduit, avec ses compagnons, sur l’île des Lotophages, c’est-à-dire mangeurs de lotos, le « fruit de miel » qui provoque un oubli artificiel permettant à ces indigènes de vivre en paix. Dès lors, par le fait d’oublier les querelles internes, ces indigènes ne connaissent pas la vengeance. Plus qu’une simple alternative donc, l’oubli est la capacité de se défaire du joug de l’égo pour vaincre l’envie de vengeance. Cependant, l’oubli n’est-il pas qu’une forme plus élevée de la vengeance ? C’est ce que suggère du moins l’écrivain espagnol du XVIIe siècle, Baltasar Gracian : « Il n’y a pas de plus haute vengeance que l’oubli » (L’Homme de cour). Conclusion In fine, avoir étudié la vengeance sous ses aspects historiques, religieux, psychologiques, littéraires, institutionnels et légitimes permettent de la comprendre, si ce n’est de mieux la maîtriser. Quoiqu’il en soit, cette étude nous apprend que la vengeance ne nous appartient pas totalement - elle était divine, elle devient juridique, puis se mue en interdit - mais qu’on ne cesse, pour autant, de la rechercher et de l’exécuter. La vengeance serait donc, somme toute, le dernier reliquat du sacré en l’homme : un enchantement divin pour contenir le désenchantement du monde. Tom Caillet Le titre de la chronique de Rafik Chekkat annonce déjà qu'on est mal barré. « On n'est jamais mieux sali que par soi-même » s'intitule, tout en finesse, cette critique de Divines, premier long métrage d'Houda Benyamina qui vient tout juste de rafler trois Césars (meilleur espoir féminin, meilleur second rôle et meilleur premier film). Il convient d'abord de s'arrêter sur la notion de « souillure » qui sous-tend le titre de cette chronique extrêmement violente, puisqu'elle apparaît comme le fil rouge de la critique opérée par Mr. Chekkat, qui semble ne pas se remettre du manque de pureté des femmes représentées dans l'univers fictif construit par Houda Benyamina. C'est depuis la « gauche radicale » et au nom du féminisme et de la défense des racisé-e-s que Mr. Chekkat s'exprime. Celui-ci opère, hélas, un dangereux renversement qui nous rappelle tristement qu'il est commun de se réclamer de ces valeurs (de « gauche » ou « féministe », indépendamment de la variété des spectres de chacun de ces mouvements de pensée) et de n'avoir de radical qu'un dangereux dogmatisme. C'est en fait une succession de normes morales et figées qu'en tant que « féministe », Mr. Chekkat semble exiger de la représentation que l'on fait des femmes racisé-e-s à l'écran, et plus encore qu'elles font d'elles-même. Cette « leçon de morale » sans rigueur dans son argumentation nous rappelle qu'il est toujours plus douloureux d'être confronté à la bêtise quand elle se réclame de notre propre camp. « Obscénité, exotisation et érotisation des corps des femmes noires et arabes », tonne d'emblée le chroniqueur. Ce sont les premiers mots qu'il aligne comme des cartouches pour descendre ce film de fiction qui met en scène Dounia et Maïmouna, deux jeunes adolescentes prêtes à tout, ensemble, pour s'extraire de la misère gluante de leur quotidien. Dès le départ, il est clair que ce qui dérange Mr. Chekkat, c'est bien la représentation de ces personnages féminins, à qui il reproche dans une agaçante litanie d'être « obscènes » « exotisées » et « érotisées » sans jamais expliquer pourquoi, ce qui nous amène à nous demander d'abord dans quel mesure un film est-il condamnable parce qu'il met en scène des personnages féminins non-exemplaires, si l'on concède au chroniqueur ces qualificatifs (en eux-mêmes contestables) contraires à une certaine idée de la morale. Il semblerait pour Mr. Chekkat que les femmes noires et arabes aient déjà assez de problèmes dans la vie pour qu'en plus elles soient représentées si amorales. Pourquoi la femme noire ou arabe n'aurait pas le droit d'être obscène ou érotique - ou les deux à la fois – on ne sait pas. Sous prétexte qu'il s'agit de minorités, doivent-elles être exclusivement représentées conformément à une certaine morale qui semble être – avant toute chose – celle de Mr. Chekkat ? Quand je pense aux deux personnages féminins au cœur de l'intrigue de Divines, c'est leur puissance qui me revient : à la manière de personnages de femmes des tragédies antiques, je me souviens de leur force, de leur détermination et de leur acharnement, qui m'ont bouleversée autant que leur fragilité et leur immaturité. Dans Divines, ce sont des histoires de rêves, entre autres, que l'on nous raconte : ceux de deux adolescentes qui veulent sortir de leur ghetto, conscientes que la réalisation de leur rêve dépend d'une condition sine qua non : l'argent. La force du film tient pour beaucoup à la justesse avec laquelle il dessine les contradictions de l'adolescence, cet âge charnière de la vie si délicat à représenter, celui des premiers troubles et des premières ivresses, celui où la lutte est toujours passionnée et la passion parfois funeste. « Comment a-t-on pu encenser et donner une portée politique et sociale à un film à ce point médiocre, pathétique et sans espoir ? » questionne le chroniqueur, sur le mode de la plainte voire du gémissement strident. Mr. Chekkat s'insurge, sans chercher, justement, a comprendre ce qui, dans Divines, a pu plaire, et plaît. On comprend bien qu'il ne trouve à Divines aucune qualité, et aucune originalité. Celui-ci ne cesse par la suite de se complaire dans son exaspération : c'est d'abord que c'est un film « pathétique » mais plus encore qu'il est « sans espoir » ; et là, on touche quelque chose d'important. Parce qu'il est sans espoir donc, Divines est condamnable. Mais pourquoi donc ? On ne peut pas décemment croire que Mr. Chekkat n'accorde ses grâces qu'aux films qui délivrent un message d'amour et d'espérance. Serait-ce parce qu'un film sur la banlieue, ça doit faire espérer ? Serait-ce donc qu'à ce pré- requis de l'ordre de la morale lui aussi, le film ose échapper ? Aïe aïe aïe, nous voila retombés dans un vieux débat vaste et stérile cher aux moralistes de tous temps : l'art doit-il être moral ? La question que l'on peut poser ici naturellement, c'est aussi : la banlieue a-t-elle le droit d'être désespérée ? Pour le chroniqueur, c'est un non vindicatif. Explications. « Aucun qualificatif n'est pourtant assez dur pour exprimer ce que l'on ressent face à un tel spectacle, au cours duquel la réalisatrice enfile les clichés les uns après les autres ». Face à tant d'immoralité, donc, c'est par la « dureté » qu'il faut répondre, assène Mr. Chekkat en vrai garant de la morale publique. L' « obscénité » et « l'érotisme » supposé de Divines, il faut le réprimer voire le punir. Divines est un film « ringard », composé d'une succession de scènes qui non seulement sont « ratées » (pourquoi et comment, on ne sait pas mais cela semble évident à notre chroniqueur qui, par ailleurs jamais n'évoquera la forme du film, se cantonnant à ce qu'il en a perçu du « fond »), mais aussi « gênantes » (retour aux bonnes mœurs de facto, donc). « Sur fond d'histoire d'amour douteuse dans une cité improbable, trois jeunes femmes ont pour unique préoccupation de se faire de l'argent. » Dounia, personnage féminin au coeur de l'intrigue de Divines, est fascinée par un jeune homme - vigile de jour et danseur dans son temps libre - , qu'elle va observer en secret pendant ses répétitions, submergée malgré elle par un trouble violent qu'elle a du mal à maîtriser. Le jeune homme, qui découvre la voyeuse, n'est pas indifférent non plus à la mystérieuse jeune fille qui s'échappe dès qu'elle est découverte. Cette histoire d'amour qui naît est donc « douteuse » : mais de quoi doute-t-on ? De son caractère réaliste ? Le cinéma et l'art en général ont-t-il pour impératif de représenter des histoires d'amour réalistes ? Non. Mais alors un film sur la banlieue, si ? Et pourquoi donc, Mr. Chekkat, je vous le demande. Et si ce n'est pas le réalisme qui est mis en doute, qu'est-ce donc alors ? Mystère. La cité dans laquelle se déroule l'intrigue est, elle, taxée d'« improbable » (même critique donc, puisqu'il s'agit d'attaquer le réalisme de la cité, décor de l'histoire d'amour « douteuse », et du reste du film). Le plus scandaleux aux yeux de notre chroniqueur visiblement, c'est pourtant cela : « trois jeunes femmes ont pour unique préoccupation de se faire de l'argent », alors là, voila la morale frappée en plein cœur. Comment ça, des femmes de banlieue qui rêvent d'argent ? A-t-on bien vu et entendu ? Pour Mr. Chekkat, rêver d'argent, c'est moche, ou plutôt sale, comme il le dit. C'est un postulat très contestable, et un peu hypocrite aussi. Il semblerait que rêver d'argent, aujourd'hui, soit plutôt commun, et pas très original. Ce qui me turlupine plus encore, c'est que derrière ce constat outré, il s'agit en fait pour Mr. Chekkat de dire que les jeunes noires et arabes, quand elles sont représentées à l'écran, devraient avoir des aspirations plus pures. N'ont elles pas le droit elles aussi de rêver d'argent, de fric, de thune, de flouz, de bif, pour avoir une vie meilleure, comme beaucoup d'entre nous, Mr. Chekkat ? Non, les personnages féminins de Divines ne manquent pas de noblesse. Plus encore, cette question nous ramène à un problème fondamental qui projette son ombre sur toute la réflexion de notre chroniqueur : en Dounia et sa meilleure amie, Maïmouna, celui-ci ne voit qu'une chose, qui l'aveugle : elles sont noires et arabes. La réussite de Divines, c'est précisément de ne pas raconter la saga d'une femme noire et d'une femme arabe en banlieue, mais de deux jeunes adolescentes immatures et pleines de fougue qui rêvent de renverser ce qui les entoure, prêtes à tout pour s'échapper de leur condition sociale (et, de fait, elles sont racisées et banlieusardes). Qu'est-ce qui est « le plus » constitutif de leur identité ? Etre femme ? Racisée ? Banlieusarde ? Adolescentes ? Françaises ? Pauvres ? Comme beaucoup d'adolescents, Maïmouna et surtout Dounia, sont animées puissamment par un sentiment d'injustice qui leur donne envie de tout cramer. C'est au nom d'un certain féminisme que Mr. Chekkat fustige Divines sans aucune délicatesse. Je condamne le fait de ne voir en elles que des « racisées » de « banlieue » ce qui est une façon de négliger la dimension bien plus grande d'un film qui raconte, pour reprendre les mots de la réalisatrice, l' « éducation sentimentale » de son personnage principal. Plus loin, le chroniqueur semble se rattraper en réalisant que la vraisemblance du film importe peu, concédant qu'il s'agit d'une « œuvre de fiction » et non d'un « documentaire ». C'est bien le seul point sur lequel Mr. Chekkat et moi sommes d'accord. Opérant alors un virage dans son argumentation, il assène que ce n'est pas le réalisme du film qu'il faut fustiger, (ce qu'il n'a quand même pas pu s'empêcher de faire) mais plutôt « l'intention de la réalisatrice » : « Des femmes qui doivent se faire une place dans un univers masculin ultra violent, on a déjà vu ça des dizaines de fois au cinéma. » Mais comment le sujet est-il traité dans Divines, avec quels moyens narratifs et cinématographiques ? Mr. Chekkat n'entre jamais dans les détails de la construction, à proprement parler, du film. « Quel est l'intérêt aujourd'hui de nous montrer les péripéties des dealeuses qui imposent leur loi au quartier et font jeu égal en matière de violence avec les hommes ? » se demande-t-il encore ? Le même intérêt que celui de montrer des péripéties de dealers hommes, et le même intérêt encore que de montrer des péripéties tout court, il me semble, ce qui est plutôt fréquent dans l'art en général. Je me demande d'ailleurs pourquoi « montrer les péripéties des dealeuses qui imposent leur loi au quartier et font jeu égal en matière de violence avec les hommes » est si problématique. Pas parce que ça manque de réalisme donc, si l'on suit le développement de l'argumentaire du chroniqueur qui affirme que le réalisme n'est pas la question. Parce que les femmes noires et arabes méritent d'être représentées autrement, en personnages « moraux », ni vulgaires ni obscènes, donc ? Il convient dès lors de se demander ce qui aux yeux de Mr. Chekkat fait de Dounia, Maïmouna et Rebecca des personnages « vulgaires » ou « obscènes » : serait-ce leur fascination pour l'argent, ou encore leurs fréquents jurons, combiné à leur rouge à lèvres rouge vif et à leurs robes moulantes quand elles s'incrustent dans une soirée mondaine ? La force de Divines, c'est de traiter ces personnages de jeunes filles au-delà du fait qu'elles soient racisées, et c'est cela au fond qui fâche peut-être notre chroniqueur. Combattre pour plus de justice pour les racisé-e-s signifie-t-il qu'il faille se cantonner à une représentation « positive » et sympathique des noirs et des arabes ? Et d'ailleurs est-on bien sûr que ces personnages soient si antipathiques ? Traitées avec tendresse, autant dans le fond que dans la forme, Dounia, Maïmouna et même Rebecca la dealeuse sans pitié, sont bercées de contradictions profondément humaines qui les rendent, non seulement admirables dans leur rage de vivre, mais aussi extrêmement attachantes. La caméra rend justice à cet éclat dont elles sont toutes trois empreintes. « Quel est le propos de Houda Benyamina et quel public ce propos vise-t-il ? En un mot, pour qui ces filles sont elles divines ? » s'interroge encore Mr. Chekkat. Le titre du film, Divines, renvoie selon les propos de la réalisatrice à l'importance du spirituel qui imprègne le film : illustré par la pregnance de la religion et des tiraillements qu'elle suscite en Dounia et Maïmouna, mais aussi par des questionnements plus métaphysiques qui traversent les deux amies en quête de sens. « Divines » elles le sont, parce que profondément vivantes jusqu'au bout, et leurs rires et leurs sanglots, filmés de près, crèvent l'écran et le coeur. « Parce qu'il est réalisé et interprété par des Arabes et des Noires et qu'il traite d'un sujet de société, le film a été qualifié d'oeuvre courageuse, progressiste, et même féministe. Un féminisme que viendrait illustrer la fameuse réplique « T'as du clitoris, j'aime bien ! » » C'est précisément, pour le chroniqueur, parce qu'il est réalisé et interprété par des racisées que le film aurait du être différent. C'est là la faille la plus flagrante de l'argumentation de Mr. Chekkat, obsédé par ce que devrait être une bonne représentation des femmes racisé-e-s et donnant par là, au passage, une leçon morale « d'homme à femme racisée » plutôt cocasse. Selon moi, Divines parle de la banlieue comme d'une toile dans laquelle quand on est pris, il est presqu'impossible de sortir, quelle que soit la puissance avec laquelle on se débat, ce qui est le cas, d'ailleurs, de tous les « ghettos » quels qu'ils soient. Que les personnages masculins soient presque absents dans le film, comme le note le chroniqueur, n'est pas un argument pour faire du film un film « féministe », c'est vrai. Au-delà de la fameuse réplique du personnage de Rebecca, « T'as du clitoris, j'aime bien ! », dont la réalisatrice revendique la maternité, dans Divines s'opère un indéniable renversement des attributs de la « masculinité » et de la « féminité » tels qu'ils sont construits et ancrés dans notre société. Le paysage est presque lavé de la présence masculine, les filles – et femmes – sont déterminées dans les quêtes qu'elles accomplissent sans les hommes, tandis que la seule histoire d'amour du film naît (et ce n'est pas par hasard) entre un jeune homme blanc passionné par la danse, que le personnage principal, Dounia, observe dans la posture de « voyeur », dans un renversement du cliché on ne peut plus clair. C'est précisément en cela aussi que Divines est un film précieux et politique : les hommes sont relayés au second plan, ils sont accessoires, sortent du domaine du nécessaire, de l'essentiel, et ça fait du bien. « L'inversion des genres n'est qu'apparente. Rebecca, Maïmouna et Dounia se comportent en réalité comme des caricatures de dealeurs de banlieue. Elles s'achètent des Air Max et rêvent de beaux mecs (blonds), de Ferrari et de vacances à Phuket. » écrit encore Mr. Chekkat. Qu'est-ce qui est si dérangeant dans la représentation de filles qui rêvent d'Air Max et de mecs bodybuildés ? Le plus aliéné d'entre tous n'est-ce pas celui qui s'insurge que des filles qui rêvent aux mêmes choses que certains garçons ? Que cette représentation du rêve de banlieusard soit caricaturale, pourquoi pas, mais n'est-ce pas justement une partie de la jouissance que procure le film, que de voir ces filles capables de s'offrir tous les clichés dont elles rêvent comme leurs confrères de la cité ? Aurait-il été plus « féministe » qu'elles rêvent d'acheter un appartement et de partir en vacances dans un gîte en Vendée, pour « briser les clichés » ? Si le chroniqueur considère que la réalisatrice « exotise » les personnages de Divines, il est intéressant de se demander à nouveau en quoi il est « exotisant » de rêver de Ferrari et d'Air max et si ces rêves là sont seulement ceux des racisé-e-s de banlieue, ou bien plutôt des rêves codifiés portés par toute une jeunesse française, et toute une génération. Indépendamment des trois personnages de jeunes filles, « les seules figures féminines que donnent à voir la réalisatrice sont une fonctionnaire dépressive, une prostituée et une sorcière », résume grossièrement Mr. Chekkat, désignant par la la prof de lycée exaspérée que l'on voit tenter de canaliser la rage de Dounia sans succès, la mère de Dounia (qualifiée de « prostituée » parce qu'elle a des relations sexuelles avec plusieurs hommes dans le film, sans qu'à aucun moment soit mentionné le fait qu'il s'agisse de relations tarifées ; raccourci intéressant, donc) et la mère de Maïmouna, qualifiée de « sorcière » au prétexte que Maïmouna évoque les « sorts » que celle-ci lui aurait jetée pour la punir. Ce qui se dit là encore entre les lignes de cette chronique, c'est que les femmes ne devraient pas être représentées si laides ; dépressives, légères, ou encore inquiétantes. Ces personnages de femmes adultes, asphixiant dans la misère économique et sociale dans laquelle elles progressent au ralenti, sont avant tout fragiles. C'est cette fragilité là que l'on retrouve aussi chez Dounia, Maïmouna et Rebecca, les trois adolescentes. Qu'aucun « rôle féminin positif » ne soit mis en avant peut nous pousser à nous demander, une fois de plus, pourquoi un film devrait nous imposer des modèles et surtout qui est légitime pour définir les critères de cette « modélité ». « Si un Blanc s'était amusé à compiler autant de clichés racistes et sexistes dans un long-métrage, à faire preuve d'une telle complaisance vis-à-vis de la violence, constamment euphémisée et esthétisée, beaucoup auraient crié au scandale. » Le problème de la réception de Divines n'est pas seulement qu'il est reçu exclusivement comme un film sur la banlieue, mais aussi qu'il est reçu exclusivement comme un film sur la banlieue réalisé par une femme racisée de banlieue. Cette incapacité à recevoir l'oeuvre indépendamment de l'individu qui en est l'auteur, voire de ses intentions affichées ou fantasmées, doit hélas faire se retourner Barthes, Foucault et tous les autres, dans leur tombes. En dépit des attaques personnelles faites à la réalisatrice, c'est enfin la « leçon » à tirer de Divines qu'il faut condamner selon le chroniqueur, puisque le « message » adressé aux racisé-e-s serait à ses yeux que le « ticket d'entrée {dans le monde du cinéma}consiste le plus souvent à cracher sur sa communauté, à répondre au cahier des charges raciste et sexiste ». Analyse finale aberrante, qui néglige tout ce qui fait que Divines est une œuvre d'art et non pas un pamphlet politique, un film et non pas un « message ». Réduire ce long-métrage bien rythmé, à l'intrigue haletante et aux actrices admirablement dirigées à un « crachat », est à la fois extrêmement violent et criant de mauvaise foi. Il n'en demeure pas moins que Divines a bouleversé le public parce qu'il raconte une histoire qui fonctionne, qui nous prend aux tripes, et nous laisse un peu de cette rage qui éclabousse l'écran.
Cléo Cohen |
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Juin 2017
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