« Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L’ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l’immortalité. -Désormais tu n’es plus, ô matière vivante ! Qu’un granit entouré d’une vague épouvante, Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux ; Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte et dont l’humeur farouche Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couchent. » Ce fragment des Fleurs du Mal (Spleen et Idéal) de Charles Baudelaire nous place immédiatement dans le contexte de cet article. Celui d’une compréhension plus profonde de l’ennui, ce malaise dévastateur à la manière du Spleen Baudelairien. Il faut dire que l’ennui est un mal aussi ancien que les premiers hommes, et c’est en cela qu’il me fascine. Pour chacun d’entre nous, l’ennui se résume à un certain malaise face à une situation qui viendrait à contre courant de notre activité perpétuelle. Il nait aussi d’une suite d’exaspérations, et prend la forme d’un esprit de désœuvrement. On le ressent davantage quand la somme des énergies qui nous habite s’efface dans la routine et les mésaventures. C’est en ce sens un ennui existentiel, et chacun en a une expérience qui lui est propre. Mais il peut être aussi, je le conçois, un moment d’aspect plus neutre, qui nous fait nous évader de notre activité répétitive parfois éreintante bien qu’il puisse devenir parfois insupportable. C’est un ennui vécu quotidiennement. Je distingue donc deux types d’ennui : le premier qui se rapporte à la souffrance, et le second à une forme de passivité plutôt neutre. C’est bien le premier sens qui est le plus dévastateur, quand le deuxième n’est que de nature éphémère. Quand j’évoquais l’idée un peu saugrenue d’un ennui moteur de l’histoire, je pensais tout d’abord à l’exemple de la Première Guerre Mondiale, et à ses causes profondes. Mais nous pourrions nous appuyer sur d’autres faits historiques encore. Cette idée fut développée principalement par George Steiner dans son essai Dans le Château de Barbe-Bleue publié en 1986. Le XIXe siècle affirme-t-il est un « Siècle de l’ennui » (le premier chapitre de l’essai s’intitule à juste titre « Le grand ennui »). Même s’il caractérisé à l’évidence une aristocratie oisive du début du XIXe siècle, l’ennui se démocratise rapidement à toutes les classes sociales. Pour quelles raisons ? Il faut pour cela revenir quelques temps en arrière, à l’heure des batailles Napoléoniennes quand les idéaux révolutionnaires secouaient et déchiraient l’Europe de toutes parts. D’Arcole à Waterloo, les grandes batailles de Napoléon ont fait de lui un personnage qui a véritablement appris la manière de faire la guerre à l’Europe. Si bien que ses campagnes forgent des esprits passionnés par la nation, la force, et développent des énergies multiples qui se gonflent au fil du temps. Déjà la révolution française auparavant avait déchiré les passions et les Hommes dans des scènes de barbarie et d‘élans politiques impressionnants. Ce début du XIXe siècle marque véritablement une « Grande Épopée » qui ménera sa course au plus profond de l’esprit de chaque individu. Après cette épopée? Rien. Un immobilisme et des énergies qui restent bornées, frustrées, qui n’ont plus d’objet. Les champs de guerre diaboliques laissent leur place à des usines tout aussi diaboliques, ces « Dark satanic mills » comme William Blake les décrivait dans un de ses poèmes. Le développement industriel est fulgurant, si bien que « l’enfer urbain et ses hordes sans visages hantent l’imagination du XIXe ». Cette forme de dépression globale, de malaise dans la civilisation européenne, est aussi visible à travers les arts, dans la peinture et dans la littérature. Des courants de peintres produisent des figures apocalyptiques de ruines de capitales. Madame Bovary, personnage de l’œuvre éponyme de Gustave Flaubert se présente sous les traits d’une femme dont les rêves et les aspirations sont contrariés, écrasés sans pouvoir éclore. Une femme qui respire un profond ennui. Si bien que « Elle entra dans le corridor où s’ouvrait la porte du laboratoire. Il y avait contre la muraille une clef étiquetée capharnaüm […] saisit le bocal bleu, y fourra sa main, et, la retirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit à manger à même […] Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus. » Malgré ces troubles, on trouve des refuges à cet ennui, visibles dans tout l‘apport de cet exotisme si propre au romantisme. Mais c’est bien cet exotisme qui trahit justement l’ennui latent ! Il est alors plus facile de lire les évènements survenus au début du XXe siècle, et notamment l’éclatement de la Première Guerre Mondiale mentionné plus haut à la lumière de l’ennui. Ce déchaînement de barbarie caractéristique du XXe siècle n’est-il pas au fond l’enfant batard de l’ennui ? : « Plutôt la barbarie que l’ennui » déclarait Théophile Gaultier ! Steiner écrit au début du chapitre Une saison en enfer : « Il y avait dans l’air des pressentiments de guerre et des fantasmes de destruction universelle ». Le sang versé par un 22 août 1914, jour le plus meurtrier de la Première Guerre Mondiale avec plus de 27.000 morts français, en est le témoin. Les énergies négatives accumulées lors du siècle précédent se déversent dans un torrent de haine de l’ennemi. L’ennui a été pour ainsi dire le terreau le plus fertile pour le développement de haines contre les races, contre les peuples, qu’a connu le XXe siècle. Il n’est pas le direct responsable, mais est une composante importante de cette grande matrice. Première caractéristique flagrante et stupéfiante de l’ennui : pour le rompre, rien de tel que la barbarie et la cruauté. D’ailleurs, la source latine du mot « ennuyer » provient du latin « inodiare » qui signifie « rendre odieux ». Mon œuvre favorite, L’ennui, écrite par Alberto Moravia en 1960, illustre parfaitement ce sentiment et la manière de s’extraire d’un tel malaise. L’ennui résulte dans le livre d’un manque de rapport entre Dino, jeune peintre qui ne trouve plus la motivation de peindre, et le réel formé des objets aussi bien que des personnes qui l’entourent. C’est une définition existentielle de l’ennui. Nous nous ennuyons quand le rapport avec notre environnement ne nous apparaît plus clairement. Encore une fois, chacun explore cette expérience à sa manière. Dino entame alors une relation avec une jeune femme, Cecilia mais leurs rapports sont creux, et mécaniques. Ils se résument à des rapports sexuels quotidiens et à des discussions vaines et de surface, ils se connaissent finalement assez peu. On trouve au chapitre III quelques phrases signifiantes : « L’ennui détruisait d’abord mon rapport avec les choses, puis les choses elles-mêmes, les rendant irréelles et incompréhensibles ». Pour donner un exemple de son ennui vis-à-vis des choses, il prend pour exemple son rapport avec un verre et dit un peu plus loin « Et, de même que le verre, lorsque mon ennui me le faisait apparaître incompréhensible et absurde, m’inspirait parfois un violent désir de le saisir, de le jeter à terre et de le réduire en miettes afin d’obtenir par sa destruction, une confirmation de son effective existence, ainsi à plus forte raison, quand je m’ennuyais avec Cecilia, l’envie me prenait sinon de la détruire véritablement, mais au moins de la tourmenter et de la faire souffrir ». Dino se sent plus existant et semble sortir de son ennui quand il fait souffrir Cecilia. L’aspect cruel et barbare de certains comportements pour rompre l’ennui est donc ici encore bien présent. Un exemple évident reste celui des relations amoureuses pour. Rares sont les couples qui échappent à l’ennui et pourtant celui-ci n’est pas nécessairement un mal qui serait le « propre de l’autre », on en est en réalité tout à fait responsable. Nous avons la tendance naturelle à reporter justement cet ennui sur tout ce qui n’est pas nous, en le pointant du doigt. Mais il nous concerne justement, il faut trouver comment on a perdu ce rapport avec ce qui nous entoure. Et bien souvent, l’ennui provient du fait que l’on cède à des images extérieures de réussite et de relation parfaite que l’on arrive pas à reproduire au sein du couple. Ce qui est normal car chaque situation est unique et mérite son propre cheminement. Quand vous interrogez un couple après séparation, l’ennui revient souvent comme motif de rupture, sans signifier forcément un « désamour ». Alors oui, parfois pour rompre l’ennui du couple, quand on se sent mal, sans forcément désaimer l’autre, des comportements cruels servent d’électrochocs pour le couple. Et l’achèvent bien souvent. La seconde forme d’ennui (l’ennui vécu quotidiennement) peut aussi se comprendre comme étant un moment, relativement long, où l’esprit se retrouve seul face à lui-même. Dans certains cas, il peut être une forme d’échappatoire face à une vie débordante et parfois couper certaines formes de rapports avec nos semblables, nos objets et lieux habituels, pouvant nous faire nous évader un court instant.
Pour autant, ce même ennui peut être mal vécu. Par exemple, quand vous arrivez en avance à un rendez-vous, et que vous devez attendre 40 minutes sans autre objectif que de réduire au maximum le « temps vécu » de l’attente. Ces minutes sont lourdes, même avec votre Smartphone entre les mains. Dans ce cas précis, l’esprit n’aime pas se retrouver seul avec lui-même, et cet ennui est bien souvent vécu comme un malaise. C’est l’objectif d’une étude de juillet 2014 conduite par Timothy D. Wilson et son équipe de l’université de psychologie de Virginie. Ils ont montré qu’un individu (il existe évidemment des différences entre genres) placé dans un endroit, seul, sans support écrit ou Smartphone pendant 15 minutes passait un moment désagréable et ne le supportait que très peu. Le pire étant, par la suite, qu’il est proposé aux candidats (toujours pendant ces 15 minutes) de presser un bouton pour recevoir une décharge électrique quand l’attente les dérange trop. Cela permet d’arriver directement à la fin des 15 minutes. 67% des hommes s’administrent l’électrochoc. La souffrance est donc préférable à l’ennui, dans ce sens précis, et rejoint alors en partie Théophile Gautier et son affirmation « Plutôt la barbarie que l’ennui ». L’ennui est donc une composante des relations humaines qui joue un rôle fondamental dans les évènements qui ponctuent nos vies. L’ennui existentiel est un mal obscur qui touche les individus au plus profond d’eux mêmes et donc leur entourage en conséquence. Mais l’ennui peut aussi toucher toute une société et la marquer durablement, ce qui se ressentira dans ses agissements de masse. On pourrait même analyser à travers le prisme de l’ennui les comportements de recrutement du groupe État Islamique, où l’on avance souvent que les jeunes qui sont enrôlés souffraient d’un profond malaise dans notre société. Nicolas Amsellem
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Juin 2017
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