La détention du pouvoir politique a longtemps été, dans les sociétés orientales ou occidentales, étroitement liée à la sphère religieuse. Cependant, ce fut principalement dans les civilisations orientales que cette fusion du politique et du religieux fut la plus précoce et profonde. L’une des caractéristiques des monarchies orientales antiques (et notamment en Egypte ou encore chez les Perses achéménides) étaient qu’elles divinisaient leurs souverains : ils étaient alors de vrais roi-dieux, d’où l’étonnement de certains auteurs grecs quant à l’adoration que certains rois perses exigeaient de leur peuple. En effet, les rois occidentaux, par opposition, n’avaient pas cette « double casquette » d’humain et de dieu. La double royauté lacédémonienne, les rois romains ou encore les rois celtes nous en donnent des exemples. Les rois occidentaux étaient par essences des aristocrates guerriers et des grands propriétaires terriens qui étaient élevés au-dessus des autres par leur prestige et leurs exploits guerriers. L’Odyssée d’Homère, l’un des textes fondateurs de la culture grecque et occidentale, est une mine de renseignement sur cette aristocratie guerrière et terrienne qui domina la politique occidentale pendant des dizaines de siècles. Le pouvoir était alors détenu par les guerriers les plus valeureux (Ulysse, Achille ou encore Nestor), qui passaient leurs journées à la chasse et à l’entrainement guerrier. Par leur valeur et leurs exploits, cette aristocratie s’enrichissait et pouvait ainsi posséder une vaste clientèle pour s’occuper de leur propriété foncière et des autres activités « non digne » de cette noblesse en échange de protection. Cette noblesse conquérante et guerrière est caractéristique des peuples indo-européens. On peut retrouver des traces de cette « orgueil » guerrier de l’aristocratie jusqu’à l’aube de la Révolution française. En 1788, l’abbé Sieyès écrivit ce fameux passage qui en disait long sur les origines supposées de la noblesse : « Le Tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se reportera à l’année qui a précédé la conquête ; et puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits ? ». Il pouvait paraître incroyable que la noblesse du XVIIIème siècle se réclame toujours de la race des conquérants Francs du Vème siècle et qu’elle légitime ainsi son pouvoir ! Et pourtant, cette façon de penser était caractéristique du vieux mythe de l’aristocratie guerrière, de la « race des conquérants », répandu dans l’ensemble de l’Occident et des peuples Indo-Européens. Les Spartiates étaient ainsi de la race des Héraclides, la descendance d’Héraclès, qui conquit le Péloponnèse dans l’Antiquité. Les Normands s’imposèrent comme l’aristocratie dominante après la conquête de l’Angleterre anglo-saxonne, les Prussiens firent de même après les épisodes des conquêtes des chevaliers teutoniques. Les exemples sont multiples et définissent ainsi la mentalité dans lequel se posait la noblesse occidentale, qui expliquait d’abord sa légitimité à exercer le pouvoir par son appartenance à la caste guerrière, conquérante et propriétaire terrienne. Dans l’orient antique, la légitimation du pouvoir était beaucoup plus complexe et possédait une facette religieuse et sacré qui était alors très peu présente en Occident. Le roi ou le pharaon était un dieu vivant, auquel on rendait un culte au même titre que les autres divinités des panthéons orientaux. Certes, son pouvoir gardait une dimension guerrière comme chez tous les peuples indo-européens avec le commandement des opérations militaires ou avec notamment la chasse au lion (animal noble par excellence) qui lui était réservée. Cependant, la dimension religieuse était l’un des points centraux de la différence entre les souverains orientaux et occidentaux dans l’antiquité : elle souligne une vision très différente de la place de l’égalité entre les hommes. Quelle surprise pour les Grecs ou les Romains de voir les Perses vouer un culte à leur Roi ! Dans ces civilisations où l’égalité (du moins hypothétique) entre les hommes/citoyens était un principe fondamental, que ce soit dans la République romaine ou dans la Polis grecque, on ne pouvait pas imaginer un homme vouer un culte à un autre, même si cet homme était le roi. Les Spartiates n’étaient-ils pas des Homoioi (Semblables/Égaux) qui mangeaient tous ensemble à la même table que leurs deux rois aux banquets (syssities) ? Les Romains n’avaient-ils pas chassé leur roi pour avoir violé l’innocente Lucrèce et ne louaient-ils pas l’humilité républicaine d’un Cincinnatus ? L’époque hellénistique et le règne d’Alexandre le Grand furent un véritable tournant dans cette conception du pouvoir politique pour l’Occident. En conquérant l’Empire achéménide et en repoussant les frontières de son empire jusqu’en Inde, Alexandre unit l’Orient et l’Occident pour la première fois et mélangea leurs cultures et traditions. Si Alexandre se considéra toujours comme un descendant de Zeus, cela n’avait aucune réelle importance aux yeux des Grecs. Nombreuses étaient les familles aristocratiques grecques ou romaines, ou même des cités entières, à établir une généalogie mythologique avantageuse. Les Rois de Sparte étaient ainsi les descendants d’Héraclès (comme tous les Homoioi). Jules César descendait lui de Vénus par Enée. Cela n’était guère plus qu’un artifice pour embellir une lignée ou l’histoire d’une cité, mais cela n’a aucune valeur politique ni ne donnait aucune légitimité à exercer un pouvoir quelconque dans le monde gréco-romain. Cependant, cette ascendance divine prit une grande importance dans le monde de la Méditerranée orientale, et un véritable culte à la personne Alexandre se mit en place. En effet, à l’oasis de Siwa, en Egypte, le nouveau pharaon Alexandre se fit confirmer par l’oracle de Zeus Ammon son ascendance divine. Dès lors, Alexandre construisit un véritable culte autour de sa personne, en reprenant ainsi les traditions orientales du Dieu-Roi. Son pouvoir était désormais autant dû à ses exploits guerriers qu’à sa propre divinité. Cette mutation de la légitimation de son pouvoir fut à l’origine de nombreux conflits avec ses plus fidèles généraux : en 327 av JC, Alexandre tenta d’imposer la proskynèse, rituel consistant à se prosterner complètement, front contre terre, devant un personnage plus important et traditionnellement, dans la culture Perse, devant le roi. Ses Compagnons (Hétaires), avec qui il avait été éduqué depuis l’enfance sur un modèle grec d’égalité, ne pouvaient accepter, en tant qu’hommes libres, de se prosterner devant le roi et d’en faire ainsi un sujet d’adoration. Alexandre dut se rétracter, du moins devant ses sujets grecs. Mais désormais, la nature du pouvoir avait radicalement changé en Occident, sous l’influence des royaumes diadoques issus de la succession du Conquérant. La proskynèse fut adoptée dans l’Empire Séleucide et les membres de la dynastie des Lagides, qui régna sur l’Égypte pendant des décennies, se firent diviniser comme les Pharaons d’autrefois. Cette divinisation du pouvoir se répandit en Occident latin grâce à l’Empire Romain qui prit l’habitude, à partir d’Auguste et sous l’influence de la culture orientale et hellénisée des royaumes diadoques, de diviniser les Empereurs défunts. En effet l’Empire Romain, en s’étendant vers l’Orient, absorba des populations de l’Orient hellénisé qui commencèrent à louer des cultes à l’Empereur comme ils avaient l’habitude de diviniser les détenteurs du pouvoir politique suprême ! Là aussi, cela parut étrange aux citoyens romains de voir un homme recevoir les honneurs divins dans des temples. Ce type de culte était en effet très éloigné de la conception très républicaine du pouvoir des Romains, mais peu à peu l’Empereur passa du statut de « princeps » (premier des citoyens) à celui d’un Empereur divinisé et sacré, notamment lorsque l’empereur Dioclétien introduisit la fameuse proskynèse en 291 ap JC à la place de la salutatio romaine traditionnelle. Cependant, la culture latine introduisit une distinction des plus importantes dans la nature des Empereurs. Les Empereurs étaient, à leur mort et après autorisation du Sénat, décrits comme « divus » (divin) et non « dius » (dieu) et ce « v » manquant était très important dans un Empire encore attaché à certaines valeurs républicaines. L’Empire fut donc la matrice d’une profonde refonte de la morale romaine, et plus précisément de la morale politique et républicaine des Romains. Le pouvoir des Empereurs fut de plus en plus légitimé par le fait religieux, ces derniers n’hésitant plus à se représenter sur des pièces de monnaie en compagnie de divinités solaires, d’égal à égal. La légitimation du pouvoir politique par une sphère sacrée et religieuse (qui lui était désormais rattaché en Orient comme en Occident) se renforça en Occident avec les Empereurs chrétiens et principalement les Empereurs romains d’Orient (puis Empereurs byzantins) qui se percevaient véritablement comme les lieutenants de Dieu sur Terre, dirigeant l’Empire des croyants, à vocation universelle. En effet, un problème apparut avec la christianisation de l’Empire : il était difficile pour les premiers Empereurs chrétiens d’être adorés comme Dieu et de se proclamer défenseurs de l’orthodoxie et du monothéisme dans un même temps.
Les premiers Empereurs chrétiens se déclarèrent ainsi « serviteurs de Dieu », afin de mettre fin à ce qui pouvait apparaître comme une idolâtrie païenne. Après la chute de l’Empire romain d’Occident, c’est l’Empereur d’Orient (futur Empereur byzantin) qui se posa comme le modèle des rois germaniques occidentaux dans leur conception du pouvoir. Elevé bien au-dessus des autres hommes, il était vénéré dans tout l’Empire comme un être d’une nature exceptionnelle. Les juristes voyaient en lui la loi vivante, et en lui conférant le pouvoir suprême, l’armée, le Sénat et le peuple ne faisaient que reconnaître la volonté divine qui s’exprimait à travers lui. L’armée du temps de Théodose le Grand prêtait d’ailleurs serment sur la Trinité « et par la majesté de l’empereur, lequel par décret divin doit être aimé par le genre humain, car en recevant le nom d’Auguste, il a droit à la fidélité due à un Dieu présent et corporel ». Les Empereurs byzantins étaient « élus par Dieu » ou « couronnés par Dieu » selon les épithètes officielles. N’était-ce pas un privilège impérial que d’avoir son portrait exposé dans les Eglises ? Il est difficile pour les modernes que nous sommes de concevoir ce lien qui était fait entre l’Empereur terrestre et Dieu, lien indissoluble qui faisait véritablement de l’Empereur le lieutenant élu par Dieu pour gouverner le royaume terrestre. On commença alors à parler d’un « droit divin » d’exercer le pouvoir. Cependant, ce même droit divin qui autorisait l’Empereur à exercer un pouvoir sur l’Empire, ne lui permettait pas de devenir un horrible tyran. On rattache souvent, dans nos démocraties libérales modernes et dans notre France républicaine, la concentration du pouvoir dans les mains d’un homme à une dictature injuste, à une tyrannie cruelle et liberticide. Loin de là, l’Empereur/Roi chrétien, rattachait aux droits qu’il tenait du ciel une responsabilité redoutable qui pesait sur lui. L’Eglise pouvait admettre la mission providentielle de l’Empereur et lui conférer à ce titre des honneurs et des privilèges qui l’élevaient au-dessus des autres Hommes, mais cela ne le rendait que plus strictement obligé de respecter les lois divines et, à travers son exemple, d’en imposer l’observation à ses sujets. La principale qualité exigée du Prince, à Byzance ou en Occident, était la justice et c’est par là qu’il était le véritable représentant de l’autorité divine. Le souverain juste est une vieille idée judéo-chrétienne avec l’image notamment du Roi Salomon. Cette notion chrétienne de justice, qui était désormais intrinsèquement liée à la notion de pouvoir, transforma la noblesse, qui devait désormais intégrer un idéal de justice à sa vie guerrière. Le noble n’était noble que dans la mesure où il se battait pour une cause juste, pour le Christ, le pauvre, les femmes et les orphelins et non plus pour sa richesse personnelle ou pour les exploits guerriers comme les aristocrates antiques. Cependant, ce portrait du Prince idéal qui punit et récompense selon le mérite de chacun, était loin de correspondre à la vérité des faits. Ainsi naquit la jurisprudence affirmant qu’il était légitime de ne pas obéir, et même de se révolter contre le mauvais Prince qui, « inspiré par le Diable, donne un ordre contraire à la loi divine. ». Ainsi pouvaient être légitimés les assassinats, les révoltes qui, même si elles touchaient un Empereur élevé à cette distinction par Dieu, n’étaient que le reflet que de la volonté divine de voir un nouvel Empereur prendre sa place. Dans l’Occident latin, cette vision du pouvoir se perpétua à travers les rois de France notamment, descendants des Empereurs Romains par Charlemagne, qui étaient sacrés et oints du Saint Chrême envoyé par Dieu à Reims : ils disposaient ainsi de pouvoirs surnaturels, comme la capacité de guérir les écrouelles. Ils étaient « par la grâce de Dieu, Roi de France » et ainsi lieutenants de Dieu sur Terre. Cependant, les monarchies occidentales n’allaient pas aussi loin que le culte impérial byzantin. Elles développèrent certes un fort lien entre la sphère religieuse et la sphère politique, mais jamais à un niveau équivalent à l’Empire byzantin. Cette légitimité religieuse du pouvoir prit fin avec les idéaux révolutionnaires, et les théories politiques des philosophes du XVIIIème siècle. Les Rois durent proclamer détenir leur pouvoir du peuple et non plus de Dieu, au risque de disparaitre. Finalement, ces idéaux des Lumières inspirés par l’élan philosophique de la Renaissance firent remonter à la surface des valeurs très antiques en Occident : égalité entre les Hommes, citoyenneté ou encore res publica. Benjamin Tonon
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Juin 2017
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