68, année expressive 1968. En voyant cette date, je pense à la rue. Je pense aussi à cette jeunesse qui bout d’une rage qui ne peut plus rester silencieuse. Je pense aux installations précaires, à ces barricades de fortune, qui jaillissent du bitume et signent le rejet de l’ordre établi. Mais je pense surtout à la rue. Plus que le simple théâtre de ce soulèvement éphémère, c’est un canal dans lequel se déversent les flots des passions estudiantines. Un exutoire. Et puis il y a les murs. En 1968, ils sont le support d’expression privilégié d’une génération qui n’en peut plus. Les verbes fusent sur le crépi. La colère est placardée sur les parois des facs. Il en est de même pour le cynisme et le désespoir. On connait tous le fameux « jouissez sans entraves », ode sulfureuse et provocatrice à la vie. Mais il y en plein d’autres ! « Soyez réalistes, demandez l’impossible » nous ordonnent des coups de feutres à Censier, « L’imagination prend le pouvoir » nous prévient un mur à Sciences Po. Avec du recul, je trouve ces injonctions remplies de poésie. Mais surtout, ces phrases écrites à la verticale plutôt que sagement posées sur du papier, je les trouve vertigineuses. Elles sont issues de la rencontre entre l’énergie vitale de ces jeunes et les murs qui les oppriment. Dans leur agitation, ces étudiants se cognent aux murs de la société et taillent/gravent leur colère sur leurs parois. Alors que la rue consume les tensions, les murs les incarnent. Ceci est un plaidoyer en faveur des murs. Non pour séparer ou exclure, ou même par nostalgie d’un temps ou la jeunesse descendait vraiment dans la rue. Comme en 1968, les murs capturent une partie de l’essence des événements qu’ils contiennent. Plus encore, les murs explicitent le cloisonnement du système, contre lequel viennent s’échouer les élans de liberté de certains. En relisant les citations spontanées et furtives -mais terriblement puissantes- de ces étudiants en colère, je ne peux m’empêcher de me dire que l’expression ne vient qu’avec la confrontation et la résistance d’un mur. Avant les murs avaient des oreilles Tenez, prenons par exemple et par le plus grand des hasards : l’Art - cette forme universelle de l’expression individuelle. Le mur est la condition et le moteur de l’ex-pression artistique. Au sens physique d’abord, car la toile réceptionne le geste du maître, qui ne laisse sa trace que s’il existe dans l’espace une résistance comme celle-ci. Au sens figuré ensuite, car le mur pousse l’expression à se chercher, à se différencier, à s’éloigner des normes établies. Prenez l’évolution des mouvements artistiques des derniers siècles. L’Art en Europe a toujours été soumis à l’autorité d’une instance supérieure – et dont l’évolution n’a été possible qu’en dépassant cette dernière. Il y a eu l’Eglise d’abord, l’Académisme ensuite, soumettant successivement l’Art à Dieu puis à la Raison. Pour se libérer progressivement de l’Académisme, il a fallu varier les sujets représentés, oser peindre les sentiments (Romantisme), l’exotisme (Orientalisme) et la réalité bien sale de notre bas monde (Réalisme). Puis ce n’est plus le sujet mais la méthode que les artistes ont envoyé valsée, quand les Impressionnistes ont ouvert le grand bal de la révolution picturale. L’Art Moderne a la fièvre de l’innovation. Il est composé d’une déferlante de mouvements artistiques, qui se succèdent, s’entremêlent et se fuient. Les artistes se regroupent autour de nouveaux manifestes artistiques, se donnent des noms, érigent des normes, et enfin se lassent. L’appartenance à un mouvement est dès lors une sorte de cloisonnement, que l’impératif de l’innovation pousse à dépasser. Ces murs-là, dès lors, ne sont pas sourds à l’évolution des formes artistiques. La résistance des murs est en réalité un dialogue avec la création artistique : c’est une manière de la renvoyer à ses propres limites et de la pousser à les dépasser. Déjeuner sur l'herbe, Gustave Courbet La sourde étreinte du Marché Ce bourdonnement esthétique du début du siècle intrigue et, des premiers mécènes qu’il attire –avec Gertrude Stein en tête de file, grâce à qui vivotent les plus grands noms du XXe siècle - il n’y a qu’un pas vers les grands collectionneurs bourgeois. Un nouveau mur lorgne la création : la bourgeoisie. En effet, cette dernière menace de dénaturer la création en la destinant à servir sa vanité et à décorer ses salons. L’Art Contemporain nait avec ce rejet de l’embourgeoisement. Du geste précurseur de Duchamp au Pop Art, en passant par l’Arte Povera et l’Art Brut, on teste les limites de ce « bon goût » bourgeois*, perçu comme étant incapable d’interagir profondément avec l’œuvre. C’est parti pour les roues de vélos, les merdes en boite, les urinoirs. Entre-temps, cependant, la bourgeoisie a légué son rôle à un acteur plus « efficace », qui n’admet que le prix comme valeur : le Marché. Sa résilience face à toute sorte de provocation et bizarreries artistique s’avère exceptionnelle. Pire encore, le marché intègre ces « œuvres » au système-même qu’elles souhaitent dénoncer. Il leur attribue une côte qui les place dans le viseur des spéculateurs. L’affaire est encore plus grave : les œuvres qui se défendaient d’être simplement décoratives sont maintenant spéculatives. Aujourd’hui la merde en boite de Manzoni vaut 30 000€. Cette pauvre crotte, qui avait tout pour vocation sauf être une « vraie » œuvre d’art, est finalement prise très au sérieux. C’est l’arroseur arrosé. La révolte est matée et la provocation institutionnalisée**. Alors que l’Art Moderne ne jurait que par l’innovation, la provocation est bien le mot d’ordre de l’Art d’aujourd’hui. A présent, il faut être choquant, déroutant, ou ne pas être. Le reste du travail est laissé aux galeristes et aux marchands, qui se contentent de parier sur une œuvre, l’accompagner d’une forte offensive médiatique (merci Saatchi) et attendre l’effet moutonnier escompté du Marché. L’Art occidental aujourd’hui évolue dans un enclos poreux à dimensions variables. Même le terme d’évolution semble trop fort – l’Art s’endort dans le ventre mou du Marché, dans lequel la recherche de nouvelles formes d’expression au service d’une quête esthétique n’a plus lieu d’être. Le dialogue, lui, s’éteint. Merda d'Artista de Manzoni Maintenant ils ont la parole Les seuls murs contre lesquels l’Art peut encore s’épanouir aujourd’hui sont les nôtres, ceux qui encadrent nos rues et délimitent nos villes. Le Street Art est un souffle de liberté sur la création contemporaine. A une époque où les œuvres sont saturées de concepts et dont seul le prix permet la lisibilité, cette forme d’art délivre un message clair, accessible et poignant. Pour se préserver de l’appropriation bourgeoise, il choisit des supports d’expression publiques - et ainsi d’être visible et accessible à tous. Pour échapper à la spéculation des marchés, il préfère évoluer aux marges du système, en assumant son illégalité et sa clandestinité. Bien entendu, la réalité veut que le rejet du système par les street artistes soit plus ambigu. La question de la subsistance des artistes succède à et supplante immédiatement cette révolte initiale. Face à la survie de l’artiste, sa liberté ne vaut pas cher. Sa gloire et sa renommée se conçoivent comme une sorte de fatalité. L’artiste ne monnaye pas volontairement son œuvre, mais souvent ne peut refuser le prix qu’on lui propose et assure ainsi sa survie matérielle ainsi que le droit de continuer à créer. Basquiat est un exemple de ce fatalisme. Artiste de la rue, c’est en acceptant de céder une partie de sa personne à l’oppressante célébrité qu’il a pu vivre de son art et continuer à le pratiquer. Si Banksy quant à lui ne cède pas au star système ni à la promotion commerciale de son œuvre (même si celle-ci finit par s’opérer malgré lui), cette démarche a un prix : il ne monétise pas son œuvre. Pas d’argent, pas d’emprise sur la création, pas de Marché. Son radicalisme le pousse dans la clandestinité la plus totale, en marge de la société. Tel un justicier de l’art, son anonymat vient au prix d’efforts considérables. Quoiqu’il en soit, la symbolique est forte : avec le Street Art, l’expression artistique découvre enfin les parois de sa cellule (le Marché). Par ce regain de confrontation, la dialectique est relancée, l’élan artistique est retrouvé. En traçant les limites du marché, l’Art s’en délivre. Comme en 1968, les murs physiques réceptionnent et incarnent les tensions qui s’opèrent au sein de notre société. Il s’agit ici de l’omniprésence des marchés, problématique qui frappe de plein fouet l’Art mais le dépasse également. Bien que clandestine, bien que temporaire, bien qu’invendable, l’expression que l’on dédie aux murs est authentique. N’est-ce pas d’ailleurs contre les parois d’une grotte que l’Homme s’est exprimé pour la première fois ? Alors mesdames, messieurs, tendez l’oreille et ouvrez les yeux : les murs ont la parole. * Je ne réduis pas l’Art Contemporain au grand jeu de « choquer le bourgeois » même si je pense que ceci l’a grandement impulsé. Cette frustration à l’égard d’une classe affluente qui s’approprie le monde de l’art, tout en – paradoxalement - lui permettant sa survie, a ouvert la voie à une remise en cause plus profonde de la création artistique. Ceci caractérise pour moi l’Art Contemporain : c’est l’intellectualisation de l’œuvre. Ces questionnements nouveaux visent, entre autre, le statut de l’artiste (avec le ready made), le geste artistique (porté par le courant d’Abstract Expressionisme), l’aura, l’unicité et le message de l’œuvre (Pop Art), sa place dans une société du spectacle consumériste …. ** La provocation du « bon goût » bourgeois est, tristement, quelque chose qui a su trouver une forte résonnance dans le cœur de ce dernier. Quoi de mieux pour exalter son snobisme intellectuel, quoi de plus efficace pour se distinguer que de feindre une tolérance ultime à des créations absurdes et prétendre y trouver là un plaisir esthétique qui échappe aux sens du commun des mortels? A lire absolument : Les murs ont la parole – Journal mural de mai 68 par Julien Besançon A VOIR IMPERATIVEMENT : Faites le mur de Banksy Salomé Heiob Banksy
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Juin 2017
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